— Allons nous coucher, il est tard.

Quand Marguerite prononçait ces mots, Pierre ne répondait pas et continuait de méditer, la plume à la main.

— Allons, viens. Il est tard. Tu travailleras mieux demain.

Il hésitait encore un peu à quitter son bureau.

— Demain matin, tu auras les idées plus nettes. Allons, viens.

Cette fois, il se levait, puis, pour s’excuser :

— Tu ne veux donc pas que je travaille ?

— Mais tu as déjà beaucoup travaillé. Fini le travail pour aujourd’hui. Maintenant, il faut te reposer. Tu l’as bien mérité.

Quoiqu’il n’eût écrit que quelques lignes, Pierre obéissait.

— Ce soir, cela ne va pas, pensait-il. Marguerite a raison. Il vaut mieux que je me couche. Je n’ai vraiment aucune idée. Je ne sais pas quoi écrire. C’est épuisant de vouloir écrire quand même. Il me semble que je serais moins fatigué si j’avais écrit cent pages. Je ne peux tout de même pas répéter continuellement ce que j’ai déjà dit. Et si j’abandonnais ! Et si je n’écrivais jamais plus une ligne ! Quel soulagement ! Il me semble que si cela m’était permis, je sauterais au ciel de bonheur ! Fini, le bureau ! Finies, les heures en face de moi-même, en face du vide ! Finis, le vertige, le dégoût de moi-même, la prison entre ces quatre murs pendant que dehors les gens travaillent vraiment ! Moi aussi, je me promènerais au soleil, j’aurais des obligations, je ressemblerais à tout le monde. Quand je reviendrais de mes occupations, je n’aurais plus rien à faire. Tout me distrairait. Et je serais cent fois plus heureux que je ne le suis aujourd’hui.

— Emmanuel Bove, extrait de la nouvelle « Voyage autour d’un appartement » (dans Raymond Cousse et Jean-Luc Bitton, Emmanuel Bove : la Vie comme une ombre)