Mon père ne donnait toujours pas signe de vie et j’allais de plus en plus souvent chez Juliette. Dans mon abandon, je m’accrochais à elle. Je passais quelquefois quatre ou cinq jours dans son appartement. J’aimais mieux ne pas sortir quand elle oubliait de me laisser la clé, car rien ne me causait une plus grande frayeur que d’attendre après avoir sonné. Mais bientôt l’idée que son mari pût aussi bien que moi revenir d’Allemagne ne me quitta plus. S’il me trouvait là, j’avais beau être un évadé moi aussi, je n’en aurais pas moins l’air d’avoir profité de sa captivité. Mais je n’arrivais pas à me décider à quitter Juliette. Chaque jour, je prenais la décision de partir définitivement le lendemain. Quelquefois je me fâchais contre elle. Je trouvais qu’au lieu de me retenir, elle aurait dû m’obliger à partir. Elle me disait alors qu’elle ne me retenait pas. Je lui répondais qu’elle jouait la comédie, qu’elle mentait, qu’elle ne voulait pas que je parte. Ces discussions étaient excessivement déprimantes. Rien n’est pire que d’être attaché à une femme dans les grandes circonstances de la vie. Quand elle sortait, je passais par des hauts et des bas continuels. Je prenais brusquement la décision de partir sans même la revoir. Cela me paraissait le seul moyen. Mais la pensée de la faire souffrir m’était intolérable. Ce que je ne comprenais pas, c’était que nous ne parvenions pas à nous entendre comme deux associés. C’eût été si facile si Juliette avait voulu. Nous avions beau nous aimer, nous n’arrivions pas à agir dans notre intérêt commun. Juliette aurait dû s’arranger pour me cacher ailleurs. Elle serait venue me voir. Elle m’aurait apporté ce dont j’avais besoin. Elle aurait dû comprendre quel effroyable supplice était pour moi l’idée que son mari pût revenir d’un moment à l’autre. Mais non, elle ne croyait même pas aux dangers qui me guettaient. Elle trouvait que j’étais très bien chez elle, que je n’avais qu’à attendre. Elle était persuadée que son mari n’était pas un homme à tenter une évasion. Et si je lui disais qu’elle ne connaissait pas les hommes, qu’ils peuvent agir de façon bien différente hors de leur foyer, que moi je les connaissais, que nous étions tous pareils, tous capables de grandes actions, elle se mettait à rire. Je me promettais chaque jour d’avoir une explication avec elle. Mais nous en avions eu déjà tellement sans résultat qu’elle se refusait à m’écouter. Je m’efforçais, par toutes sortes d’avertissements, de retenir son attention. « Écoute-moi, Juliette, j’ai à te parler sérieusement. Cette fois, je ne reviendrai pas sur ce que j’ai à te dire. J’ai pris une décision. Fais attention à mes paroles. » Mais elle ne faisait que semblant de m’écouter. Je me fâchais alors de nouveau. Je sentais que ce n’était qu’à la suite d’une grande scène que je pourrais partir. Cela, j’en étais incapable. C’eût été de la méchanceté. Et je restais. Je lui disais que si la police m’arrêtait, ce serait à cause d’elle. Pour toute réponse elle m’embrassait. Je cédais alors. Je demandais pardon. Je l’embrassais à mon tour. Mais après je ressentais un tel dégoût de moi-même que j’en pensais parfois à me suicider. C’était aussi impossible que le reste, mais j’y pensais. « Après tout, me disais-je, tant pis. Advienne que pourra. Oublions tout. Si je dois être pris, eh bien ! elle l’aura voulu. » Je lui disais : « Tu l’auras voulu ! » Elle me répondait qu’elle aimait mieux courir n’importe quel risque que d’être séparé de moi. Je me remettais en colère. Non, ce n’était pas admissible. Il fallait que je réagisse, etc. Elle se mettait à pleurer. Enfin, c’était effroyable. Toutes ces scènes, coupées par des moments de tendresse, me rendaient fou. Partir, partir, partir, voilà ce qu’il me fallait faire. Mais ensuite, quand je retrouvais mon calme, il m’apparaissait que les hommes font leur malheur par incapacité de se contenter de ce qu’ils ont. On finit par haïr ce qui nous entoure, alors qu’on était bien tranquille, et l’on se jette dans l’inconnu. On finit par prendre en horreur la vie présente. On ne peut plus supporter son bonheur, et l’on va s’exposer à des dangers réels. C’est excusable d’agir ainsi quand on ne risque pas grand-chose, mais quand notre vie est en jeu, c’est de la folie. Brusquement, je trouvais que Juliette avait raison et je le lui disais. Elle ne triomphait même pas. Elle trouvait simplement que j’allais mieux, qu’il fallait que je me couche pour que mon mal disparût complètement. Elle savait bien qu’à la longue je guérirais. Je l’écoutais avec joie. J’avais le sentiment qu’elle voyait les choses avec justesse, que c’était moi qui étais en dehors de la réalité. Puis, le lendemain, s’il pleuvait, si j’étais de mauvaise humeur, tout recommençait.
— Emmanuel Bove, Non-lieu