Le matin, le temps passait assez vite parce qu’il n’y avait qu’à se laisser porter par l’heure jusqu’à midi ; alors l’instant du déjeuner venait, avec la sortie, avec la descente dans la rue, et cela constituait presque une aventure.
Mais ensuite l’après-midi était là. Le temps faisait sentir sa présence. Il était deux heures. Soudain il n’arrivait plus rien, le temps s’arrêtait et s’en prenait à vous. On remuait un membre, on poussait un soupir, on remuait plusieurs fois un membre, on poussait plusieurs fois un soupir, et, sachant que les pensées aussi marquent le temps, on se mettait à penser. On se disait : « Voilà. Une pensée dure bien une minute et il n’y a que soixante minutes dans une heure. Lorsque cette minute-ci aura passé, il me semble que les autres minutes n’auront pas de mal à venir. » On allait jusqu’à se déranger de sa place et l’on faisait un pas, comme cela, doucement, pour saisir deux secondes là-bas, au coin de la cheminée. On s’approchait du voisin, on se penchait au-dessus de son épaule, il avait eu le temps d’écrire deux lignes avant que vous n’alliez ailleurs. Vous vous approchiez de la fenêtre ensuite. Certes, les passants ne vous intéressaient pas. Les passants de Paris parcourent le champ de votre vue avec des fardeaux, avec des gestes, avec des pas que l’on compte, avec un sentiment singulier : il en est qui se pressent, le temps a dû passer puisqu’ils sont en retard !
Et c’est maintenant que vous allez recevoir votre récompense. Vous avez une bonne montre dans votre poche, avec des aiguilles à secondes qui semblent rappeler au temps qu’il faut faire diligence. Doit-on dire que vous étiez étonné ? Non, car vous saviez déjà que vous n’aviez pas de chance.
Cinq minutes seulement avaient passé !
Vous vous plongiez alors dans l’après-midi tout entière, vous vous asseyiez sur votre chaise, et, soutenu, porté dans le grand Immobile, vous restiez là, avec une toute petite vie humaine et dont le temps se jouait. Tantôt vous bâilliez, tantôt vous écriviez une ligne, tantôt vous balanciez votre tête, parfois un objet tombait, dans un bruit sec et sans ondes, qui ne mourait même pas. Il n’y avait plus à combattre : l’Éternité se prenait à vous !
Vous ne saviez plus dans quel lieu vous étiez ni quelle était votre attitude. Sans amis, sans attaches, sans espoir, comme un monde emporté dans l’éther, tournant autour de vous-même et peu convaincu de vivre, il semblait plutôt que vous étiez vécu par une bête énorme et qui vous portait. Et dans l’Espace infini de Dieu, parmi les astres et sur la Terre, si quelqu’un existait avec votre nom, il importait peu que ce fût vous ou un autre puisque, en somme, il fallait bien qu’il y eût quelqu’un à la place que vous occupiez.
Et que n’eussiez-vous pas souhaité contre l’ennui ! Vous écriviez parfois, d’un geste mou et qui ne savait pas vaincre le temps. Mais qu’est-ce qu’un travail qui ne vous fait pas avancer dans le monde ! Vous vous souveniez qu’une fois un président de la République était mort avec scandale et qu’on en avait parlé tout le soir. Vous vous rappeliez les chutes de ministères, alors que la France est changée à un tel point qu’on a besoin de s’en entretenir. Vous vous rappeliez aussi les grandes catastrophes parisiennes, alors que vous eussiez pu figurer parmi les morts. Ah ! n’importe quoi, pourvu qu’il y eût un mouvement initial, qu’on se sentît remuer et que le temps marchât ! On appelle l’endroit où vous êtes un bureau ! Il y eut une époque pendant laquelle vous pensiez au bien-être, aux jours calmes et où vous étiez heureux d’être assis et d’avoir le pain assuré. Vous vous réjouissiez d’avoir conquis ces choses. Ne sentez-vous pas maintenant combien vous gagnez péniblement votre pain quotidien ? Si bien que, longtemps plus tard, quand le temps, las enfin de vous avoir fait attendre, amenait six heures et vous délivrait du bureau, vous descendiez dans la rue, tout cassé par ses assauts et la tête sonore comme ces coquillages inhabités qui répètent à jamais le bruit des flots.
— Charles-Louis Philippe, Croquignole