Les enfants se serraient contre le ventre de leur mère comme s’ils avaient voulu y retourner. (« À genoux, esclave ! »)

*

Cinq ans plus tard, Klara était définitivement brisée. Elle était devenue indifférente à tout et n’avait plus aucune énergie. Elle faisait mal son travail. La famille du cocher considérait qu’elle n’avait eu que des déboires avec elle. (« À genoux, esclave ! »)

*

Elle ne se sentit jamais elle-même, ne fut jamais contente, n’eut jamais le sentiment d’être en train de devenir quelque chose – elle resta sur place, perplexe. Et ce fut ainsi pendant toute sa vie. (« À genoux, esclave ! »)

*

De même que le paysage dans lequel vivent ces ouvriers agricoles, chez nous, leur paraît à eux-mêmes infini, de même leurs états d’âme peuvent présenter des steppes presque désertiques. À part la mélancolie et la peur, rien ne semble vouloir y pousser. Et ils errent, impuissants, sur ces mornes étendues. Ils ont si longtemps été éblouis par l’éclat dont sont auréolés leurs maîtres qu’ils sont aveugles pendant la journée, comme la chouette, mais, contrairement à celle-ci, ils n’y voient pas la nuit non plus. (« L’inspection domiciliaire »)

*

Le paysage a été domestiqué, contraint à l’obéissance. Les uniformes des cochers des manoirs, les allées d’arbres qui y mènent, tout comme le reste du paysage lui-même, tout cela incite à la soumission… (« L’inspection domiciliaire »)

*

Dans aucune autre province de notre pays le tempérament des habitants n’est aussi enclin à l’obéissance servile que l’est celui des ouvriers agricoles du Sörmland. Celui-ci n’a jamais trouvé à s’exprimer sous forme poétique, pas plus qu’en prose ou au théâtre. Il n’a jamais produit de tableaux ni de musique. Jamais aucun chant, même pas une chanson populaire. Toutes les aspirations ont en quelque sorte fait retour à la terre. Dans nos cimetières sont ensevelis des rêveurs dépourvus de parole. (« L’inspection domiciliaire »)

*

Le train arriva dans une nouvelle gare, accueilli par un nouveau chef armé du même drapeau, ce qui inspira au délégué une sorte d’idée : pourquoi ne pas avoir un seul chef de gare pour toutes les gares, il voyagerait avec le train, sauterait en marche juste avant l’arrêt afin de pouvoir agiter son drapeau quand il le faudrait… (« L’inspection domiciliaire »)

*

Un régime alimentaire insensé les avait rendus semblables à des outres pleines d’une nourriture homicide. (« L’inspection domiciliaire »)

*

Entre les troncs d’arbres et les pierres tombales la plaine, le blé et les routes étaient toujours les mêmes, mais ici les mécontents étaient réduits au silence. On les disait « satisfaits », ils se taisaient. Ils faisaient passer le goût de la haine à ceux qui vivaient encore. (« Fierté professionnelle »)

*

Accablé par la mélancolie de mes souvenirs, je marche dans ce cimetière comme quelqu’un qui a bien des choses sur la conscience et n’est pas capable de déterrer ses morts. Mais les vivants, je pourrais quand même bien parler avec eux. (« Fierté professionnelle »)

*

Bien des années plus tard je suis moi aussi de retour près de la pierre runique. J’ai revu ceux qui étaient restés. Mais nous étions devenus des étrangers, nous nous dévisagions, observant la silhouette de chacun, le visage, les traits autour de la bouche, mais ne sachant plus rien de ce qu’ils recouvraient, plus rien du rêve qui se cachait derrière. Peut-être ce rêve était-il mort, bien qu’ils fussent tous en vie ? (« La pierre runique »)

*

C’est alors que des lézardes commencèrent à apparaître dans la solidarité. La présence de briseurs de grève qui, en bien des endroits, réussirent à rentrer la récolte pour les patrons, l’incroyable pression qui pesait sur les épaules de chacun, la distance qui séparait des camarades sur les autres lieux de grève, les différents interdits, la pauvreté, l’ignorance, une crainte ancestrale, le manque d’intérêt pour la chose syndicale en temps ordinaire, tout cela venait rendre plus délicate la défense des intérêts des travailleurs. Partout, l’ardeur ne tarda pas à se relâcher. Partout, on se mit à caresser l’espoir d’un règlement de toute cette affaire au coup par coup, ultime ruse de l’individualisme. (« Section 110 »)

*

Le sentiment d’isolement causé par l’éloignement y favorisait la peur et une angoisse obsessionnelle.  (« Section 110 »)

*

En prendre soin ! dit l’institutrice. Voilà ce qu’il faut faire : en prendre soin ! Il faut prendre soin de la seule chose que l’on ait qui ne soit pas semblable à celle que possèdent tous les autres ! Il faut prendre soin de son âme ! Prendre soin de sa perle précieuse ! (« Le dernier jour de classe »)

*

Il était tout étonné et flatté chaque fois qu’il entendait prononcer son nom : c’était parce qu’il avait l’habitude d’être toujours oublié, de ne pas compter et de toujours devoir rester à sa place. (« L’étudiant et le fils d’ouvrier »)

*

Par ses ancêtres et par son mode de vie, Zachris Persson, propriétaire terrien presque sexagénaire, faisait partie de ces paysans qui abondent dans nos romans de terroir, ceux qui « aiment leur coin de glèbe par-dessus tout », qui détestent leurs voisins et leurs parents non pas pendant des années mais de génération en génération, qui conservent leurs coutumes ancestrales jusqu’à ce qu’elles soient dignes de figurer dans les recueils d’ethnologie historique et qui, pour compléter le tableau, détestent l’éclairage électrique et s’éclairent – par défi – à la lampe à pétrole, oubliant simplement que celle-ci était encore, il n’y a pas si longtemps, une invention révolutionnaire. (« Nils Näktergal)

*

Cela faisait longtemps qu’il ne montait plus la garde, là-haut, car il avait compris que personne ne viendrait le menacer physiquement. Il se sentait au contraire oublié, sa ferme était délaissée. Comme plus rien n’y poussait il se retrouvait lui aussi à l’écart de tout. Il regrettait déjà le premier jour, celui où la voiture de ces messieurs de la ville avait grimpé péniblement la côte encore tout humide qui menait à sa ferme. Ce jour-là, il s’était encore passé quelque chose sur celle-ci. Ce jour-là, il avait encore eu l’occasion de parler à quelqu’un, d’expliquer l’injustice dont il était victime, de se mettre en colère, de serrer les poings et de dire ce qu’il avait sur le cœur, son vieux cœur de paysan. Tant qu’il y avait eu de l’affrontement dans l’air, il y avait eu de la vie. Mais maintenant tout le monde s’écartait sur son passage et lui-même commençait à éviter les autres. (« Nils Näktergal)

*

A la vérité, cette usine de baignoires était un bluff, elle aussi. L’usine était située à la campagne, afin de ne pas polluer l’air de la ville. Ce qu’il avait devant lui n’était que les bureaux, le sommet de la pyramide. On n’y effectuait pas le moindre travail utile. On y brassait seulement des papiers. Ces baignoires, aux lignes sans cesse plus perfectionnées et élégantes, étaient utilisées par les gens de la ville. Elles servaient certainement surtout à ceux d’entre eux qui se salissaient le moins, aux gens qui effectuaient le travail le moins utile, ou à ceux qui ne travaillaient pas du tout. C’était pour eux que ces baignoires étaient fabriquées. (« Nils Näktergal)

*

Maintenant il était ingénieur dans cette firme qui fabriquait des baignoires pour ceux qui ne faisaient rien. (« Nils Näktergal)

— Ivar Lo-Johansson, Histoire d’un cheval et autres récits (trad. Philippe Bouquet)