Je savais que les questions du Comité avaient pour but de mesurer l’étendue de mes connaissances mais qu’elles serviraient aussi à révéler ma véritable personnalité et l’ampleur de mes capacités intellectuelles. Certes, le contenu de mes réponses avait son importance, mais sans doute moins que mon aptitude à faire front. (p. 12)
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Tous cependant étaient tombés d’accord pour reconnaître que le Comité faisait preuve d’une habileté remarquable lorsqu’il s’agissait de tendre des pièges aux candidats. Cette histoire de porte mal fermée n’était donc pas le fait du hasard. Avant même que l’entrevue n’ait réellement débuté, elle leur avait révélé mon embarras et mon manque d’à-propos.
Vous imaginez dans quel état je me trou-vais, après ce premier échec, debout devant eux, ruisselant de sueur. Etrangement, je ressentais en même temps une sorte de sou-lagement, comme si, quelque part en moi, je craignais ma propre réussite. (p. 14)
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— Je n’arrive pas à vous comprendre, m’a-t-il lancé d’un ton hostile. A vous entendre, vous avez déjà réalisé bien des choses. Et vous voilà pourtant, à votre âge, à la recherche d’un nouveau départ. Ne pensez-vous pas qu’il est désormais un peu tard ?…
— Bien des gens entament une nouvelle vie après la quarantaine, ai-je répondu, quelque peu inquiet. D’ailleurs, ce n’est pas exactement un nouveau départ, au plein sens du terme, mais une sorte de couronnement de mon trajet intérieur… D’une certaine façon, c’est l’aboutissement logique de mon trahet personnel… (p. 19)
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À la suite de cette entrevue, je suis resté des mois entiers partagé entre espoir et abattement. Je me levais le matin, certain que la décision du Comité me serait favorable. Mais à peine quelques heures s’étaient-elles écoulées que le doute me saisissait à nouveau et que je revoyais, une à une, les différentes phases de mon entrevue. Totalement prostré, je sombrais alors dans un désespoir sans fin. (p. 37)
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Or, poursuivant mes réflexions, je me suis aperçu qu’ils s’étaient depuis divisés en deux groupes : d’un côté, ceux qui gardaient le silence, par peur ou par désespoir, bien qu’ils aient compris, mieux que quiconque, la vérité des choses ; de l’autre, ceux qui étaient revenus sur leurs convictions premières, quand ils ne les avaient pas tout simplement reniées. (p. 43)
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Ma situation était sûrement délicate, et le besoin de satisfaire le Comité pressant, mais je m’étais engagé envers moi-même à ne jamais entreprendre un travail qui ne suscite en moi un écho authentique, une résonnance profonde… (p. 44-45)
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À ce moment-là, je me suis senti gagné par un sentiment irrépressible d’impuissance et de lassitude. Je me voyais courir à l’échec et je ne pouvais que m’en prendre à moi-même pour avoir aussi longtemps poursuivi ce qui n’était, depuis le début, qu’une chimère. Trop confiant en mes propres possibilités, c’est de mon plein gré que je m’étais présenté devant le Comité, m’exposant ainsi à une longue série d’épreuves. (p. 46)
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Immédiatement, je me suis trouvé totalement immergé dans un univers étrange d’événements passionnants, peuplé d’hommes et de femmes qui avaient fait, un jour, la une de l’actualité. Sous mes yeux s’étalaient des passions jadis brûlantes. Captivé par ces images du passé, mes yeux restaient prisonniers des images poussiéreuses même si je finissais par tourner les pages, non sans tristesse ni mélancolie. C’était comme si je revoyais ma jeunesse, les rêves et les espoirs d’autrefois… Pour en arriver là, aujourd’hui, quelle tristesse ! (p. 53)
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J’ai ouvert le dossier d’une main tremblante d’émotion pour n’y trouver qu’une feuille entièrement vierge de toute écriture, à l’exception, dans le bord supérieur, d’une date remontant au début des années cinquante. Rien d’autre. C’était exactement la même chose pour la seconde page.
Parcourant rapidement l’ensemble du dossier, j’ai constaté qu’il ne comportait que des feuilles blanches où l’on avait écrit, en haut, différentes dates. (p. 56-57)
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Sans rien dire à personne de mes intentions réelles, j’ai recherché l’article que j’ai effectivement trouvé, sous un titre en forme d’interrogation : “Qui abat les arbres ?” (p. 64)
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Assurément, les quelques mois qui venaient de s’écouler avaient provoqué en moi un profond changement. Auparavant, tout me dégoûtait. Si je m’étais présenté devant le Comité, c’était justement pour trouver de quoi m’occuper l’esprit et tenter de retrouver goût à la vie. Depuis, mes recherches m’avaient totalement captivé, au point que je ne redoutais rien tant qu’une crise cardiaque ou un accident, au cours de mes trajets, n’importe quoi qui m’aurait empêché de mener mon enquête jusqu’à son terme. (p. 70-71)
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Ils ne se le sont pas fait dire deux fois. Tous sont entrés dans mon petit appartement, investissant les pièces l’une après l’autre, inspectant méthodiquement chaque recoin, fouillant derrière chaque meuble. La vieille fille s’est chargée de la cuisine dont la porte faisait face à l’entrée. Encadrant mon antique réfrigérateur – vestige de la production égyptienne des années soixante –, deux des trois militaires, en grand uniforme, se sont lancés dans une longue discussion sur les mérites comparés des nouveaux modèles d’importation. (p. 79-80)
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Personne n’a dit mot et je n’ai pas eu le courage de rompre le silence. Je les ai vus faire cercle devant les rangées de livres posés à même le sol du couloir qui menait à ma chambre. Ils ont commencé à en feuilleter quelques-uns. À part moi, je me réjouissais d’une telle occasion dont je n’aurais même pas osé rêver. Il y avait là des livres écrits dans différentes langues, dans toutes sortes de domaines ; ils allaient pouvoir se faire une idée de l’étendue de mes connaissances… (p. 80-81)
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Contournant la table, le petit homme s’est assis. Il s’est mis à feuilleter la liasse des fiches, les examinant avec attention, sans rien cacher de ses réactions. À côté de lui, son collègue, impassible, parcourait les journaux et les dossiers. De ces derniers, il a extrait une grande feuille cartonnée en me demandant sans autre préambule :
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? (p. 81)
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Quel que soit son degré de vulgarité, de médiocrité, sa complaisance à évoquer des fantasmes, un écrivain exprime, même sans le vouloir, l’inconscient de l’humanité. Le résultat présente toujours un intérêt, tout en restant, bien entendu, une source de plaisir. (p. 97)
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À bien y réfléchir, je sentais que les phénomènes étranges qui avaient entravé mes recherches dans un premier temps, puis les découvertes étonnantes qui m’avaient permis de comprendre tant de choses, avaient eu pour résultat de redonner un sens à ma vie. Je n’allais tout de même pas abandonner tout cela pour retrouver la vacuité douloureuse de mon existence passée. Peut-on demander au naufragé de lâcher sa planche de salut ? (p. 98)
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Impossible de trouver le sommeil. Je ne cessais de réfléchir à mon problème. J’ai voulu essayer de penser à autre chose. Alors, comme si j’avais percé une brèche dans un barrage, un flot de souvenirs et d’images a jailli et s’est mis à danser dans ma tête. Incapable de réagir, je ne pouvais qu’assister, impuissant, au rappel douloureux de toutes mes faiblesses. Ma nullité me rendait encore plus dérisoire. Les unes après les autres, je revoyais les situations où j’avais accepté d’être la risée de tous, un pantin manipulé. Je repensais aux faux-fuyants, à ces maigres jouissances auxquelles j’avais fini par me résigner et qui, désormais, gouvernaient mon existence… (p. 104)
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— J’ai l’impression que vous courez après une chimère, a-t-il remarqué en insistant bien sur le dernier mot. Vous vous imaginez des choses qui n’ont aucune existence. Comment un travail comme le vôtre pourrait-il aboutir à de telles conclusions ? (p. 111)
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Je me disais que j’avais précisément devant moi l’image de ce qui m’avait manqué dans l’existence : cette façon de manger, d’aller au-devant des événements, d’affronter les dangers, sans hésiter, jusqu’au bout… (p. 117)
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Je me suis tout à coup demandé ce qui se passerait si je lui annonçais mon refus de changer de sujet, voire de le modifier, et si je lui faisais part de ma détermination à mener mes recherches jusqu’à leur terme, coûte que coûte, même au prix d’un échec certain devant le Comité.
Bizarrement, cette perspective m’a soulagé, comme si un poids terrible m’avait été ôté de la poitrine. (p. 121)
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Les yeux fermés, je revoyais défiler toute mon existence : mes rêves d’enfance, ceux que j’avais peu à peu abandonnés parce qu’ils m’avaient paru trop simples et trop naïfs, et ceux que j’avais conservés, ceux auxquels je croyais encore, ceux qui correspondaient, en fait, à mes possibilités et à mon caractère. Comme je m’étais battu pour eux ! Comme j’avais lutté contre l’adversité ! Toujours, je les avais gardés, adaptés aux contraintes d’un monde changeant, essayant de ne pas faire naufrage avec eux… Cela n’avait été ni simple ni facile…
Je pensais à l’existence lamentable que je menais avant de me présenter devant le Comité. Certes, je n’avais pas oublié l’outrage qu’il m’avait fait subir. Mais je ne pouvais pas nier non plus que la recherche qu’il m’avait confiée avait redonné un sens à ma vie, qu’elle avait mis un terme à mon sentiment d’inutilité. (p. 121-122)
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— Vous nous prenez sans doute pour des naïfs ! Sachez que dès le premier instant où vous avez comparu devant nous, nous savions parfaitement que vous n’étiez pas l’homme que vous vous efforciez de paraître. (p. 136)
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J’ai marché dans la rue, sans but, regardant tour à tour les passants, les vitrines, les entrées d’immeubles… Partout, le spectacle des gens fascinés par la course au bonheur et à l’argent. Partout, des caisses de Coca-Cola, empilées les unes sur les autres. Tout autour de ces kiosques improvisés s’agglutinait une foule de concierges, d’épiciers, d’artisans. (p. 156)
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Tous des ratés, résignés à leur malheur, seulement dotés d’une insondable capacité à tout supporter sans protester ! pensais-je en moi-même […]. (p. 164)
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J’ai fini par rentrer chez moi, en me faufilant à grand-peine au milieu des étalages de marchandises importées qui encombraient les trottoirs, des caisses de Coca-Cola empilées dans tous les coins, des saletés, des trous, des poubelles dont personne ne se souciait, ni même ne se plaignait.
Je regardais la foule dans la rue, tous ces gens passionnés par leurs petits achats, grignotant des graines séchées tout en écoutant des chansons idiotes. (p. 174)
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Le jour suivant, je l’ai consacré à la lecture de mes anciens journaux intimes. Toutes mes luttes, tous ces moments d’espoirs qui m’avaient paru si importants, m’apparaissaient à présent dans leur futilité, même s’ils m’avaient fait tellement souffrir. Au fil des pages qui commençaient à jaunir, je revoyais la succession de mes grands élans passionnés, tous suivis d’échecs. (p. 175)
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Depuis, j’avais à chaque fois l’impression d’être mis à nu par les regards froids et inexpressifs de personnes importantes qui pouvaient changer le cours de mon existence sans que cela n’ait la moindre incidence pour elles. (p. 177)
— Sonallah Ibrahim, le Comité (trad. Yves Gonzalez-Quijano)