Pourquoi faut-il que nous revenions ? Pourquoi retourner dans les endroits où nous pensions être heureux ? Qu’est-ce que cela va nous apporter ? Qu’est-ce que cela nous a jamais apporté ? Nous parcourons l’annuaire à la recherche du nom des gens que nous fréquentions il y a dix ans, nous les invitons à dîner, et qu’est-ce que cela nous apporte ? Qu’est-ce que cela nous a jamais apporté ? Nous retournons dans les mêmes restaurants, les mêmes montagnes, les mêmes maisons, jusqu’aux quartiers, nous nous promenons dans les quartiers pauvres en nous imaginant que cela va nous rendre heureux, mais ce n’est jamais le cas. Pourquoi, au nom du ciel, avons-nous entrepris quelque chose d’aussi affreux ? Pourquoi ne pas en finir ? (« Les Hartley »)

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Lui, Charlie, était un prisonnier, enfermé huit heures par jour dans un ascenseur de deux mètres sur deux mètres cinquante, enfermé à son tour dans un puits haut de seize étages. Depuis dix ans, il gagnait sa vie comme garçon d’ascenseur dans un immeuble ou un autre. Il estimait à une vingtaine de mètres le trajet moyen ; quand il songeait aux milliers de kilomètres qu’il avait parcourus, quand il songeait qu’il aurait pu piloter la cabine d’ascenseur dans les brumes au-dessus des Caraïbes et atterrir sur quelque plage de corail des Bermudes, il tenait ses passagers pour responsables de l’étroitesse de ses voyages, comme si ce n’était pas la nature de l’ascenseur mais bien plutôt la pression de leurs vies qui l’emprisonnait ; comme s’ils lui avaient rogné les ailes. (« Noël est bien triste quand on est pauvre »)

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Cependant, les gens ne raisonnent pas tous de la même façon, et nous ne devons pas les condamner pour ce que nous ne pouvons pas comprendre. (« Noël est bien triste quand on est pauvre »)

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Le sang lui battait au visage. Il aimait le monde, et le monde l’aimait. Quand il se remémorait sa vie, celle-ci lui apparaissait sous une lumière riche et fabuleuse, regorgeant d’expériences incroyables et d’amis insolites. Il se disait que son métier de garçon d’ascenseur – qui consistait à voyager de bas en haut et de haut en bas à travers des dizaines de mètres d’un espace périlleux – requérait l’audace et l’intelligence d’un pilote. Toutes les contraintes de son existence – les murs verts de sa chambre, les mois de chômage – s’évanouirent. Personne n’avait sonné, mais il pénétra dans l’ascenseur et grimpa à pleine vitesse jusqu’au dernier étage avant de redescendre, puis recommença, encore et encore, pour éprouver sa merveilleuse maîtrise de l’espace. (« Noël est bien triste quand on est pauvre »)

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Elle pleurait sur elle-même, elle pleurait parce qu’elle avait peur de mourir dans la nuit, elle aussi, parce qu’elle était seule au monde, parce que son existence désespérée et vide n’était pas un début mais une fin, et par-delà tout cela elle discernait la forme austère et brutale d’un cercueil. (« Il était une fois à Sutton Place »)

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Leur vie sociale était fort restreinte ; ils semblaient n’avoir ni ambition ni besoin dans ce domaine même si à Noël, chaque année, ils envoyaient environ six cents cartes. (« Les Wryson »)

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Il ne buvait pas, il n’aimait pas lire, aller au cinéma ou au théâtre et, comme sa mère, il avait peu d’amis. (« Les Wryson »)

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Combien de centaines de nuits va-t-elle pleurer jusqu’à s’endormir, en proie au désarroi et à la solitude ? Comme le monde lui semblera inhospitalier et froid ! (« Les Wryson »)

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Julia était une femme appréciée et sociable, et le goût qu’elle portait aux fêtes découlait d’une crainte bien naturelle du chaos et de la solitude. (« Le démon de midi »)

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Les invités rassemblés dans le salon des Farquarson semblaient unis dans l’affirmation tacite qu’il n’y avait eu ni passé ni guerre – qu’il n’y avait aucun danger, aucun problème de par le monde. (« Le démon de midi »)

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J’ai besoin de me discipliner. J’ai beaucoup à faire pour forger mon caractère. J’ai des habitudes exécrables. Je parle trop. Je crois que je devrais faire vœu de silence. Je devrais essayer de ne pas parler pendant toute une semaine, de me discipliner. (« Le démon de midi »)

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Mais c’était un hôte irréprochable, il cultivait un équilibre admirable entre le plaisir que lui procuraient ses invités et celui qu’il éprouvait à se dire qu’ils seraient bientôt tous partis. (« Dis-moi juste qui c’était »)

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Elle lui montra le costume qu’elle avait loué pour lui. Il s’agissait d’une cote de mailles avec un casque. Will en fut ravi. C’était un déguisement ; épuisé et nauséeux comme il l’était, il avait le sentiment d’avoir bien besoin d’un déguisement pour assister à la fête. Quand il eut pris un bain et qu’il se fut rasé, Maria l’aida à revêtir sa cotte de mailles. Elle coupa quelques-unes des plumes d’autruche qui ornaient un vieux chapeau et les piqua gaiement dans son casque. Will se dirigea vers un miroir pour se voir ; mais à l’instant où il arrivait devant la glace, la visière se referma brusquement et il ne put la maintenir en position relevée. (« Dis-moi juste qui c’était »)

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Oh, pourquoi la vie est-elle pour certains un exquis privilège tandis que d’autres doivent, pour assister au spectacle, s’acquitter d’un cortège de fureurs, de souffrances et de cauchemars ? (« La commode »)

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Mon Dieu aidez-moi, cela devient de plus en plus absurde, cela correspond de moins en moins à ce dont je me souviens et à ce que j’attends, comme si la vie était douée d’une force centrifuge qui nous projetait toujours plus loin de nos souvenirs et de nos ambitions les plus purs […]. (« La mort de Justina »)

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La fiction est de l’art, l’art est le triomphe sur le chaos (rien de moins) et nous ne pouvons l’accomplir qu’en exerçant la plus extrême vigilance dans nos choix ; mais, dans un monde qui change plus rapidement que nous ne pouvons le percevoir, il existe toujours le danger que nos facultés de sélection soient prises en défaut et que la vision que nous défendons n’aboutisse à rien. Nous admirons la décence et nous méprisons la mort, mais même les montagnes semblent se déplacer en l’espace d’une nuit […]. (« La mort de Justina »)

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Je songeai soudain aux tombes négligées de mes trois frères, sur le flanc de la montagne, et je me dis que la mort est une solitude bien plus cruelle que celles auxquelles nous goûtons de notre vivant. L’âme (pensai-je) ne quitte pas le corps, mais y croupit durant toutes les étapes dégradantes de la décomposition et de l’abandon, la chaleur, le froid, les longues soirées hivernales où personne n’apporte ni couronne ni plante verte, où personne ne récite de prière. À cette prémonition désagréable succéda une sensation d’angoisse. Nous devions dîner à l’extérieur et j’étais persuadé que la chaudière allait exploser en notre absence et un incendie ravager la maison. La cuisinière allait s’enivrer et s’attaquer à notre fille avec un couteau à découper ; ou bien ma femme et moi allions être tués dans une collision sur la nationale, laissant derrière nous des orphelins éperdus qui n’auraient rien d’autre que de la tristesse à attendre de l’existence. (« La mort de Justina »)

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Qui allait me féliciter pour les privations que j’endurais ? (« La mort de Justina »)

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J’écrivais ses discours à sa place et c’était une tâche ingrate. Lorsqu’ils étaient encensés, MacPherson s’en attribuait tout le mérite. Je voyais bien que sa présence, son costume et sa voix agréable constituaient autant d’éléments de sa performance, mais j’étais contrarié de n’être jamais crédité des paroles qu’il prononçait. Si, en revanche, ses discours étaient un désastre – si sa présence et sa voix faisaient chou blanc – son attitude se teintait de menace et de sarcasme, et j’étais contraint de me cantonner au rôle d’un incapable, en dépit des piles de lettres de félicitations que mon éloquence lui valait parfois. Je devais prétendre – je devais, comme un acteur, répéter et améliorer mon jeu – n’être pour rien dans ses triomphes, et incliner gracieusement la tête, pétri de honte, lorsque nous avions tous deux échoué. Je devais faire semblant d’être reconnaissant de subir ses injures, mentir, afficher des sourires faux, et interpréter un rôle aussi inepte et détaché de la réalité qu’un prince de second rang dans une opérette ; mais si j’avais dit la vérité, ç’aurait été ma femme et mes enfants qui en auraient payé le prix en privations de toutes sortes. (« La mort de Justina »)

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De toute évidence, il existe des zones de souffrance bien réelle et des zones de souffrance imaginaire, et ma propre douleur n’était qu’une illusion, mais comment pouvais-je en convaincre mon corps et mon cœur ? J’avais connu, dans ma jeunesse et mon enfance, des années profondément troublées, et d’autres radieuses ; se pouvait-il que des répercussions de ce passé expliquent ma peur du vide ? Il m’était inacceptable de mener une existence régie par des obstacles invisibles, aussi décidai-je de suivre le conseil du médecin de famille et de me montrer plus exigeant envers moi-même. (« L’ange sur le pont »)

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Contemplant Sunset Boulevard à trois heures du matin, je compris que ma terreur des ponts était la manifestation de l’horreur maladroitement déguisée que m’inspirait ce que devenait le monde. (« L’ange sur le pont »)

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La vérité, c’est que je détestais les autoroutes et les Buffalo Burgers. Les palmiers expatriés et les complexes immobiliers monotones me déprimaient. L’incessant fond sonore musical qui jouait dans les trains à tarifs réduits me mettait les nerfs à fleur de peau. Je détestais qu’on détruise les repères géographiques qui m’étaient familiers. La misère et l’ivrognerie que je constatais chez certains de mes amis me perturbaient intensément, et j’abhorrais les pratiques malhonnêtes dont j’étais témoin. Et c’était au point culminant de l’arche d’un pont que j’avais pris subitement conscience de la profondeur et de l’amertume des sentiments que m’inspirait la vie moderne, et de l’intensité avec laquelle j’aspirais à un monde plus authentique, simple et paisible. (« L’ange sur le pont »)

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Elle souffre parce que sa souffrance n’est pas une souffrance aiguë et, lorsque j’avance que le tourment que lui inspire la médiocrité de ses tourments constitue peut-être une nouvelle nuance du spectre de la douleur humaine, cela ne la console pas. (« Une vision du monde »)

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Il était solitaire, et il souffrait. (« Marito in città »)

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La musique et le générique du film qu’était venu voir Mr. Estabrook défilèrent dans les dernières lueurs du crépuscule ; puis, alors que la nuit tombait, la trame d’un film d’une incroyable ineptie se déroula sous ses yeux. L’indignation morale qu’il éprouva, à ce confluent de faim, d’ennui et de solitude, fut proprement violente ; il songea avec tristesse aux hommes qui avaient été contraints d’écrire le film, aux acteurs zélés qui avaient été payés pour prononcer ces dialogues indigents. Il les imaginait à la fin de la journée, descendant de leurs décapotables à Beverly Hills, profondément découragés. Il ne put le supporter que quinze minutes, puis il rentra chez lui. (« Marito in città »)

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Les lumières éteintes et les sièges retournés firent vaciller l’immuabilité de sa demeure et il eut, l’espace d’un instant, l’impression d’être un fantôme revenu contempler les ruines du temps. (« Marito in città »)

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Il pensa, comme nous le faisons deux ou trois fois par an, qu’il commençait une nouvelle vie. (« La géométrie de l’amour »)

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Pourquoi aimait-il autant les orages ? Que signifiait l’exaltation qui s’emparait de lui lorsque la porte s’ouvrait à toute volée et que le vent s’engouffrait dans l’escalier, pourquoi la simple tâche de fermer les fenêtres d’une vieille maison lui semblait-elle s’imposer, pressante, pourquoi les premières notes liquides des bourrasques évoquaient-elles à son oreille l’écho inimitable d’heureuses nouvelles, de joie, de messages de félicité ? (« Le nageur »)

— John Cheever, l’Ange sur le pont (trad. Dominique Mainard)