Peut-être que j’imaginais des choses, ou que j’étais tout simplement plus attentive, mais j’avais l’impression que les petites bêtes se multipliaient dans mon paysage. Les écureuils me rendaient particulièrement méfiante. Tous ces êtres sauvages, qui vivaient parmi nous, semblaient former un réseau infini à la périphérie de toute communication. Et si peu d’entre eux étaient déjà morts ! (p. 12)

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Jamais je ne saurais si on est quelque chose en dehors des relations, encore moins dans quelle mesure on est responsable de nos actes. (p. 13)

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C’était évident, maintenant. J’étais incapable de nouveauté. Valérie a levé les yeux au ciel et m’a dit que mon obsession était malsaine. Ceux qui pouvaient prétendre apporter quelque chose de nouveau avant d’arriver au bout de leur pensée étaient des tricheurs. (p. 21)

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Des remises en question complètement disproportionnées de mon adéquation en société défilaient dans ma tête. […] J’ai eu peur de ne jamais être une personne à part entière. (p. 53)

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Même avant qu’on soit ensemble, j’avais souvent entendu Hugo dire qu’il avait hâte d’être vieux. Il envisageait l’âge d’or comme une période magique où chaque jour était dimanche, où plus personne n’attendait rien de vous. (p. 53-54)

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J’ai pensé qu’un profond fossé devait séparer la vie intérieure que je lui prêtais de la réalité de ses tourments. Sans doute ses silences ne cachaient-ils rien du tout. (p. 60)

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Je voulais profiter de ma nouvelle sobriété. J’avais l’impression de reprendre possession de mon corps. On peut faire tant de choses quand on est bien ! Je ne tiendrais plus jamais ce sentiment pour acquis. (p. 68)

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De mon côté, je n’avais plus envie de rien dire. Ni de penser à ce que les gestes des autres pouvaient signifier. (p. 69)

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Une drôle d’atmosphère s’épaississait autour de nous à mesure qu’on s’éloignait de la maison. Le ciel s’était un peu couvert. On s’approchait de la paix. Ou de l’ennui. Ou d’un autre état indéfini. (p. 85)

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Aussi, l’Islande m’inquiétait un peu et le Japon m’intimidait. Au fond, j’avais peut-être un problème avec les îles. (p. 98)

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Je m’effritais devant chaque personne à qui je me présentais dans un cocktail, et chaque chapitre de ma thèse m’enfonçait plus profondément dans l’imposture de la reformulation. (p. 102)

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J’ai vite placé quelques mèches devant le miroir. Mon élan ne se reflétait pas autant que je l’aurais cru sur mon apparence. Je me suis aperçue entre deux expressions composées. J’ai eu presque peur en me rappelant que c’était moi. J’ai encore pensé à l’homme du tram qui ne se reconnaissait pas dans la vitre. Le choc ne venait pas que du changement. Je m’en souvenais, maintenant. Même enfant, on doute de son reflet. Un moment, nos pensées font un avec le monde. Puis, on se voit. Une simple partie. Un paquet de limites inconnues. C’est naturel de ne pas y croire. Non ! ce n’est pas moi !? Bon ! ce n’est que moi. Quoi ? je ne suis que ça ? Ça peut rendre fou de tristesse quand on est fatigué. (p. 104)

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Puis j’ai commencé à percevoir des manques fatals à notre amitié. Plus je songeais à ses indélicatesses, plus j’envisageais de la perdre de vue dans les prochaines années. (p. 107)

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« Sans blague, je veux votre avis. Vous êtes les personnes les plus franches que je connaisse. » Le compliment était ridicule. Je taisais ce que je pensais la moitié du temps et j’édulcorais le reste. J’avais toujours cru qu’elle s’en rendait compte. (p. 117)

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Il n’y avait sans doute que moi qui traînais les marques du moindre tressaillement pendant des années. (p. 123)

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Il a lancé qu’il avait sans doute « une autre expérience ». C’était précisément ce qui m’intéressait, ai-je dit. Chacun son expérience. Chacun ses parents. Sa beauté. Ses maladies. C’était plutôt ça qui rendait fou, j’en étais persuadée. La multitude des points de vue autour de nous. Ça pouvait émerveiller ou provoquer des délires de toutes sortes. Qu’est-ce qui m’échappait, qui n’échappait pas à l’autre ? Les plus terrifiés par cette question, ceux qui ne craignaient rien de plus qu’on ait un point de vue plus large que le leur, c’étaient eux qui étaient dangereux. Mais, avant d’être affamés de pouvoir, ils étaient creusés par la peur. Et la seule chose qui les calmait, c’était le contrôle. Un empire où ça commençait et où ça finissait. (p. 130)

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Depuis la veille, les gestes et les réflexions de mes amis avaient continuellement mis au jour la banalité des idées qui, dans l’isolement, avaient semblé m’appartenir un peu. Je ne savais que faire de ces leçons d’humilité. J’étais confinée dans mes tribulations émotives. Sans imagination. Sans mirage d’indépendance. Je ne faisais plus qu’attendre de voir. (p. 156)

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Près de la porte arrière, je me suis arrêtée brusquement. Pourquoi je me pressais ? Pourquoi je m’inquiétais sans cesse ? Rien ne dépendait de moi. Leurs visages à travers la fenêtre de la porte l’exprimaient clairement. Ils ne m’attendaient pas pour continuer. Ils vivaient leur vie. Leurs pensées ne suivaient pas les miennes, elles ne les cherchaient même pas. (p. 159)

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Si ma mémoire était si trouée, que gardait-il de moi, lui ? Et les autres ? Sans doute rien de plus que de simples impressions influencées par leurs propres insomnies. Une infime partie de ce que j’étais. Peut-être rien de réel. Les gens dansent parfois ensemble. Mais personne ne pense à personne. (p. 163)

— Éveline Mailhot, Deux Jours de vertige