Rien ne changeait, mon existence demeurait désordonnée et d’une obsédante mélancolie. Je ressassais parfois jusqu’à l’écœurement que je ne connaîtrais jamais autre chose que ce que je connaissais depuis tant de temps : la même ville, les mêmes cafés, les mêmes cinémas, les mêmes salles de rédaction, les mêmes conversations sur les mêmes sujets, les mêmes personnes, pratiquement toujours les mêmes personnes. (p. 41)

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Malgré toutes mes expériences, tout ce que j’avais connu, vu, compris, malgré toutes les trahisons, tous les malheurs, tous les drames et toute l’incertitude de tout ce qui touche à l’humain, j’avais le sentiment d’avoir trouvé ce que toute ma vie j’avais attendu en vain, et que personne, à part moi, ne pouvait comprendre, parce que personne n’avait vécu mon existence et ne réunissait la somme d’expériences constituant mon équation personnelle. Si à l’histoire de ma vie il avait manqué le moindre des détails la constituant, le bonheur que j’éprouvais eût été moins complet. (p. 68)

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Chaque matin, quand je me réveille, je me dis que le jour est enfin arrivé où ma vie va commencer ; j’ai l’impression de n’avoir guère plus de seize ans, et l’homme qui s’est couché la veille dans mon lit après avoir accumulé tant d’expériences tragiques et tristes m’est parfaitement étranger ; je ne comprends ni la fatigue de son esprit, ni sa tristesse. Chaque soir, quand je m’endors, j’ai l’impression d’avoir effectué une traversée interminable dont il ne reste que le dégoût et le poids des ans. Au fur et à mesure que la journée avance et tire à sa fin, la fatigue, empoisonnée, pénètre plus profond en moi. (p. 70)

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Sa philosophie de l’existence excluait l’illusion : le sort de l’individu ne compte pas ; chacun porte en lui sa propre mort, qui correspond à la rupture d’un rythme et se produit généralement de manière brutale ; chaque jour, des quantités d’univers naissent et meurent, et nous passons à proximité de ces invisibles catastrophes cosmiques, persuadés, à tort, que l’espace restreint qui nous est perceptible constitue un microcosme. Il croyait pourtant en un système difficilement intelligible de lois générales, dépourvu il est vrai de la moindre harmonie édénique : ce qui nous semble hasard aveugle est le plus souvent nécessité. La logique n’existait que dans les créations presque mathématiques de l’esprit ; quant à la mort et au bonheur, il les considérait d’essence similaire car l’une et l’autre impliquent l’idée d’immuabilité. (p. 120)

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Je voyais mon visage chaque matin dans la glace, et je ne m’habituais pas à sa laideur, pas plus qu’à l’expression étrange et sauvage de mes yeux. Quand je pensais à moi, à mes sentiments, à ce que je savais être à même de comprendre, je me considérais dans l’abstrait, tant m’était pénible ma perception de moi-même. Le rappel de mon apparence éclipsait les plus belles créations de mon imaginaire ; l’incompatibilité entre mon physique et mon intellect était monstrueuse. Je ne concevais pas de contraste plus surprenant que celui où s’affrontaient ma vie spirituelle et mon enveloppe charnelle – qui m’apparaissait celle d’un étranger haïssable. J’acceptais la vision de mon corps nu, où des muscles normaux jouaient et m’obéissaient sans rechigner : un corps banal, ni trop maigre ni trop gras. Mais dès que j’entrapercevais mon visage, je recevais une image tellement différente de ce qu’il eût fallu que, très souvent, je détournais ces yeux étrangers du miroir et passais à autre chose. (p. 139-140)

— Gaïto Gazdanov, le Spectre d’Alexandre Wolf (trad. Jean Sendy)