Il me regarda et ses yeux s’emplirent de terreur et de haine. Ainsi, je n’étais plus capable de susciter chez les gens d’autres sentiments ? Pour quelle raison, au fond ?
— Martin Harníček, Viande (trad. Benoit Meunier)
Il me regarda et ses yeux s’emplirent de terreur et de haine. Ainsi, je n’étais plus capable de susciter chez les gens d’autres sentiments ? Pour quelle raison, au fond ?
— Martin Harníček, Viande (trad. Benoit Meunier)
Quel est ce « tout » qui me manque, qui fait que je me sens toujours un peu à côté de moi-même, où que je sois ?
— Mélissa Grégoire, Maisons perdues, maisons rêvées
Nous sommes entrés dans la deuxième vague de la pandémie qui, pour mon plus grand bonheur, nous force à rester chez nous. À la radio, des psys et des médecins mettent la population en garde contre les « graves problèmes mentaux » que peut générer le confinement. Des gens tombent en dépression, d’autres deviennent violents, incapables de supporter l’isolement, et je me demande si la vie que je mène depuis des années, une vie sobre, solitaire, réglée comme une montre, ne m’a pas rendue « malade » au point de me donner une force que je ne soupçonnais pas : je ne vois pas en quoi la pandémie a changé ma vie, en quoi elle me rend moins libre qu’avant. J’aime les longues files d’attente à l’épicerie ou à la pharmacie qui me font prendre conscience de la fragilité humaine, des nécessités quotidiennes, du fait qu’à n’importe quel moment, qu’on soit riche ou pauvre, on peut manquer de tout. Je finis aussi par m’accommoder de l’enseignement à distance. Je sens qu’enfin je ne suis plus seule à me sentir seule, à éprouver l’ennui et le manque. Nous sommes tous seuls en même temps, dans la même prison, tendus vers un grand désir de guérison ! Enfin, le monde s’ajuste à moi !
— Mélissa Grégoire, Maisons perdues, maisons rêvées
il en est arrivé à cette conclusion : il faut dire la vérité aux gens, et toute création artistique, qu’elle soit architecturale, poétique, musicale, scientifique ou philosophique, doit s’inscrire dans cette perspective, il faut franchement dire aux gens la vérité sur l’univers dans lequel nous vivons, il faut les regarder droit dans les yeux et leur dire que l’univers est en état de guerre, qu’il n’y a pas de paix, que l’univers n’est que danger, risque, tension et destruction, que rien ne peut y demeurer intact, l’expression même « demeurer intact » est mensongère, toute forme de paix, de tranquillité, de stabilité, de repos, est une illusion, bien plus dangereuse que la vérité, la vérité sur l’univers est bien le danger, le risque, les tensions, la destruction, le nier est soit insensé, soit un mensonge délibéré, soit repose sur un argumentaire dénué d’intelligence […] le message de Woods, si l’on comprend ce qu’il veut dire, est époustouflant, puisqu’il affirme que le mode de fonctionnement de l’univers repose intégralement sur la destruction et la dévastation, la ruine et la désolation, comment vous dire, il n’existe pas de dichotomie, il est absurde de parler de forces antagonistes, d’une réalité descriptible en termes de concepts complémentaires, parler de bien et de mal est une idiotie puisque tout est mal, ou rien ne l’est, la réalité ne peut être appréhendée que sous un seul angle, celui de la destruction perpétuelle, de la catastrophe permanente, la réalité, c’est la catastrophe dans laquelle nous vivons, de la plus petite particule subatomique jusqu’à la plus grande unité à l’échelle planétaire, tout, vous m’entendez ? et je ne m’adresse toujours à personne en particulier, tout ici, dans la dramaturgie de l’inévitable catastrophe, joue à la fois le rôle de l’agresseur et de la victime, alors il ne nous reste qu’une chose à faire, prendre acte des choses, de la réalité, et nous interroger sur la nature de la destruction, par exemple, celle des forces phénoménales qui façonnent notre Terre à chaque instant
— László Krasznahorkai, Petits travaux pour un palais (trad. Joëlle Dufeuilly)
Nous mangeons des pâtes
en parlant du cancer
Nous mangeons des épinards
en parlant du chômage
Nous mangeons des steaks végétariens
en parlant des migrants
Nous mangeons du jambon serrano
en parlant des maladies auto-immunes
Nous mangeons des vol-au-vent
en parlant de ma rupture
Nous mangeons des crevettes snackées
en parlant du suicide
Nous mangeons des demi-gâteaux
en parlant de la faillite de l’Europe
Nous mangeons du tartare de saint-jacques
en parlant de la loi sécurité globale
Nous mangeons des pralines
en parlant de la fin
des relations humaines
— Pauline Picot, Permettez-moi de palpiter
La force d’un romancier vient de ce qu’il ressent profondément une misère particulière.
J’aurais voulu écrire, mais voilà, la création relève d’un état de grâce, il faut tant de choses pour que cela réussisse, impulsions et sérénité, paix intérieure et émotions stimulantes, à la fois douces et amères, tout cela me manquait.
— Magda Szabó, la Porte (trad. Chantal Philippe)
Certains d’entre nous sont destinés à vivre dans une case dont il n’est de libération que temporaire. Nous autres aux esprits endigués, aux sentiments entravés, aux cœurs arrêtés et aux pensées réprimées, nous qui aspirons à exploser, à déborder en un torrent de rage ou de joie ou même de folie, mais n’avons nulle part où aller, nulle part au monde parce que nul ne veut de nous tels que nous sommes, et il n’y a rien d’autre à faire qu’embrasser les plaisirs secrets de nos sublimations, l’arc d’une phrase, le baiser d’une rime, l’image qui prend forme sur le papier ou la toile, la cantate intérieure, la broderie cloîtrée, le travail d’aiguille sombre ou rêveur venu de l’enfer ou du ciel ou du purgatoire ou d’aucun des trois, mais il faut que viennent de nous quelque bruit et quelque fureur, quelques éclats de cymbales dans le vide.
— Siri Hustvedt, Un été sans les hommes (trad. Christine Le Bœuf)
Conversation n. Foire où chacun propose ses petits articles mentaux, chaque exposant étant trop préoccupé par l’arrangement de ses propres marchandises pour s’intéresser à celles de ses voisins.
Ermite n. Personne dont les vices et les folies ne sont pas sociables.
Frontières n. En géographie politique, ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l’une des droits imaginaires de l’autre.
Je est le premier mot du langage, la première pensée de l’esprit, le premier objet de l’affection. C’est en grammaire le pronom de la première personne. On nous raconte que son pluriel est nous, mais le fait qu’il puisse y avoir plus qu’un seul moi-même est sans doute plus clair pour les grammairiens que pour l’auteur de cet incomparable dictionnaire. L’idée de deux « moi-même » est malaisée, même si elle est attrayante. […]
Longévité n. Prolongation inconfortable de la peur de la mort.
Molécule n. Particule ultime et indivisible de la matière. Elle doit se distinguer du corpuscule, autre particule ultime et indivisible de la matière, par une assez grande ressemblance avec l’atome, qui est également une particule ultime et indivisible de la matière. Il existe trois grandes théories scientifiques de la structure de l’univers, la moléculaire, la corpusculaire et l’atomique. Une quatrième affirme, avec Hæckel, la condensation ou la précipitation de la matière à partir de l’éther – dont l’existence est prouvée par la condensation ou la précipitation. La direction actuelle de la pensée scientifique s’engage dans la théorie des ions. L’ion diffère de la molécule, du corpuscule et de l’atome par le fait que c’est un ion. […]
Novembre n. Le onze douzième d’une lassitude.
Passé n. Partie de l’Éternité avec des fractions de laquelle nous possédons quelques regrettables accointances. Une ligne mouvante appelée le Présent la sépare d’une période imaginaire appelée le Futur. Ces deux grandes divisions de l’Éternité, la première étant constamment en train d’effacer la seconde, sont parfaitement dissemblables. La première est assombrie de chagrins et de déceptions, la seconde illuminée de joie et de prospérité. Le Passé est la région des sanglots, le Futur est le royaume des chansons. Dans l’une se tapit la Mémoire, vêtue de sacs et de cendres, marmonnant des prières ; dans la clarté de l’autre, l’Espoir vole dans le ciel au-dessus des temples du succès et des demeures du bien-être. Pourtant, le Passé est le Futur d’hier, le Futur le Passé de demain. Ils ne font qu’un – la connaissance et le rêve.
Philosophie n. Route comportant de nombreuses voies et qui s’étend de nulle part à rien.
Politique n. Lutte d’intérêts déguisés en débat de grands principes. Conduite d’affaires publiques pour un avantage privé.
Route n. Ruban de terre au long duquel on peut cheminer depuis l’endroit où l’on s’ennuie jusqu’à l’endroit où il est futile d’aller.
Téléphone n. Invention du diable qui annule quelques-uns des avantages à maintenir une personne désagréable à distance.
Vote n. Acte et symbole du droit d’un homme libre de faire de lui-même un sot et de son pays un chaos.
— Ambrose Bierce, le Dictionnaire du Diable (trad. Bernard Sallé)
Il ne me restait donc qu’à avancer. Et tandis que j’avançais sans aucune destination particulière, dans les deux mètres carrés immédiatement devant moi, là, il y avait comme une sorte de nébulosité, comme une photographie floue, ratée. Quand cette nuée s’éclaircirait-elle ? Je n’en avais aucune idée. La masse nébuleuse était là, vague, confuse, sans limite, dans la direction où j’allais. J’étais sûr qu’aussi longtemps que je marcherais ou que je courrais, et à supposer que ma vie durât cinquante ou soixante ans, devant moi il y aurait ce flou. Ah, et puis, qu’est-ce que cela pouvait bien faire ? Je ne marchais pas pour sortir du brouillard, je marchais tout bonnement parce que je ne supportais pas de ne pas marcher. Si j’avais voulu en sortir, d’ailleurs, je ne le savais que trop, cela m’eût été impossible.
[…]
Je n’avais d’autre espoir que de tâtonner à l’aveuglette dans ce monde flou et vague dans lequel se confondait ma vie.
Il m’était intolérable de penser que ce monde trouble et voilé qui s’étalait là, devant moi, bloquait la route que j’empruntais, pour le reste de temps qu’il m’était accordé. Car lorsque l’angoisse m’obligeait à briser mon immobilité et à avancer d’un pas, la conséquence était que je m’enfonçais d’un pas de plus dans l’angoisse. Pourchassé par l’angoisse, tiré par l’angoisse, je me forçais à bouger, mais j’avais beau marcher, et encore marcher, et toujours marcher, l’obstacle ne se levait pas. Il me fallait continuer de marcher à l’intérieur d’une angoisse qui ne se dissiperait pas, tant que durerait ma vie. Ah, comme je me sentirais mieux si ces masses de brouillard s’assombrissaient, s’épaississaient. Alors je transiterais d’une obscurité relative à une obscurité plus épaisse, le monde finirait par devenir totalement ténébreux et enfin mes yeux ne verraient plus mon corps. Quel soulagement ce serait.
Mais le chemin que je suivais s’obstinait contre moi. Il ne s’éclaircissait pas, non. Mais il ne s’assombrissait pas non plus. Comme en clair-obscur, il demeurait englouti dans les masses nébuleuses d’une angoisse illimitée. Une vie pareille ne valait sûrement pas la peine d’être vécue et, pourtant, j’y étais encore accroché. J’aurais voulu gagner un lieu où il n’y aurait personne, vivre complètement seul. Mais si par malheur je n’atteignais pas ce lieu désert, je me résoudrais alors à accomplir le geste ultime.
[…]
À cette époque, je désirais une seule chose : m’enfoncer dans le noir. N’importe où, mais dans le noir. C’était mon unique but. Atteindre le noir.
— Natsume Sōseki, le Mineur (trad. Hélène Morita)
Dès lors nous menâmes une vie passionnante. Nous avions dans nos mains la nourriture ! Quelle nourriture ! Car ce n’était pas là un aliment banal, acheté, préparé, offert par d’autres mains, mais notre nourriture à nous, celle que nous avions pêchée nous-mêmes, et qu’il nous fallait nettoyer, assaisonner, cuire nous-mêmes.
Or, les pouvoirs secrets de cette nourriture donnent à celui qui la mange de miraculeuses facultés. Car elle unit sa vie à la nature. C’est pourquoi entre nous et les éléments naturels un merveilleux contact s’établit aussitôt. L’eau, la terre, le feu et l’air nous furent révélés.
L’eau qui était devenue notre sol naturel : nous habitions sur l’eau ; nous en tirions la vie.
La terre, à peu près invisible, mais qui tenait les eaux entre ses bras puissants.
L’air d’où viennent les vents, les oiseaux, les insectes.
L’air où les nuages circulent si légèrement. L’air paisible et orageux. L’air où s’étendent la lumière et l’ombre. L’air où se forment les présages.
Le feu, enfin, sans quoi la nourriture est inhumaine. Le feu qui réchauffe et rassure. Le feu qui fait le campement. Car sans le feu il manque un génie à la halte. Elle n’a plus de sens. Elle perd tout son charme ; elle n’est plus une vraie halte, avec son repas chaud, ses causeries, son loisir entre deux étapes, ses rêves et son sommeil bien protégé.
Jusqu’à ce jour, je ne connaissais pas le feu, le vrai feu, le feu de plein air. Je n’avais jamais vu que des feux apprivoisés, des feux captifs dans un fourneau, des feux obéissants, qui naissent d’une pauvre allumette, et auxquels on ne permet pas toutes les flammes. On les mesure, on les tue, on les ressuscite et, pour tout dire, on les avilit. Ils sont uniquement utiles. Et si l’on pouvait s’en passer, pour chauffer et cuire, on n’en verrait plus chez les hommes. Mais là, en plein vent, au milieu des roseaux et des saules, notre feu fut vraiment le feu, le vieux feu des camps primitifs.
— Henri Bosco, l’Enfant et la Rivière
L’entreprise a persévéré dans sa stratégie de ne pas accepter de démissions. Elle a même étendu cette stratégie à un moment ou à un autre et n’a plus permis les départs en retraite. De nouvelles médications nous ont été prescrites, mais je ne saurais plus dire exactement à combien d’années cela remonte. Personne à l’usine ne se rappelle depuis combien de temps nous travaillons ici, ni l’âge que nous avons, et pour autant notre cadence d’exécution et notre productivité ne cessent d’augmenter. Il faut croire que ni l’entreprise ni notre superviseur temporaire n’en auront jamais fini avec nous. Mais nous ne sommes que des êtres humains, ou tout au moins des entités physiques ; il est certain que nous mourrons un jour. C’est la seule espèce de retraite à quoi nous pouvons aspirer, quoique personne parmi nous ne soit pressé d’en arriver là. Et de fait, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander ce qui pourrait bien advenir ensuite – ce que l’entreprise a bien pu planifier pour nous, et le rôle que notre superviseur temporaire pourrait bien jouer dans ce plan. Travailler à une cadence effrénée, ajuster entre eux ces petits morceaux de métal, nous épargne de trop penser à ces sortes de choses.
— Thomas Ligotti, « Notre superviseur temporaire », Mon travail n’est pas terminé (trad. Fabien Courtal)
En somme, il semble que je ne comprenne toujours rien à ce qu’on appelle les activités humaines. L’idée que je me fais du bonheur n’ayant absolument aucun rapport avec celle que le monde s’en fait unanimement, il y a toujours eu là de quoi m’angoisser : et sous l’effet de cette angoisse, il m’est arrivé de passer des nuits à me retourner dans mon lit, à gémir, à me sentir au bord de la folie. Ai-je jamais connu le bonheur ? Depuis mon enfance, plus d’une fois – c’est un fait – l’on m’a dit que j’étais heureux ; pourtant, je me suis toujours senti en enfer ; et il me semblait qu’en réalité, ceux qui me prétendaient heureux étaient incomparablement plus favorisés par le destin que moi.
[…]
Si les gens réussissent à poursuivre ce combat qu’est la vie sans se suicider, sans perdre la raison, sans renoncer à l’engagement politique et sans perdre espoir, peut-on vraiment dire qu’ils souffrent ? Ne dira-t-on pas, plutôt, qu’ils sont devenus de parfaits égoïstes, et que convaincus de vivre normalement, pas une seule fois ils ne se sont remis en question ? Si tel est le cas, leur sort est parfaitement supportable : c’est bien ce qui fait la condition humaine, et j’ignore si l’on peut espérer mieux. J’imagine qu’ils dorment profondément, et qu’au matin ils se sentent en pleine forme… Mais à quoi rêvent-ils ? Et tout en cheminant dans les rues, à quoi pensent-ils ? À l’argent ? Allons donc ! À rien d’autre ? C’est inimaginable ! […] Plus j’y songe, plus je m’y perds. Et l’idée de mon irréductible différence ne me vaut qu’angoisse et terreur. C’est à peine si je peux échanger quelques mots avec mon prochain. Que lui dire ? Et en quels termes ? Je l’ignore.
— Osamu Dazai, Déchéance d’un homme (trad. Didier Chiche)
Non, je ne peux expliquer comment notre ville peut parfois être un juge, parfois un piège et parfois une pieuvre. Je n’ai pas non plus moyen d’éclaircir la sentence prononcée à mon égard, laquelle en contient en réalité deux, qui à la fois s’excluent et marchent de concert : le bannissement de la ville et l’emprisonnement en son sein. Vous pourriez vous demander comment je parviens à tenir le coup dans une situation à ce point sans issue. Certes il y a souvent des moments où je suis au bord du désespoir, où cette contradiction me paraît trop amère, absurde et incompréhensible pour que je la supporte. Dans ces moments-là, ce qui me permet d’avancer, je pense, c’est l’espoir qu’une moitié de la contradiction finira par se dissoudre dans l’autre, que la sentence en tant que telle sera révisée, voire annulée. Il ne faut pas avoir une approche trop systématique de ce genre de sujets obscurs. La solution, c’est de continuer à vivre, si possible de progresser à tâtons en fonction des occasions qui se présentent, dans une direction, puis dans une autre. C’est de cette manière qu’une solution finira par apparaître comme dans ces casse-tête composés de fils de fer enchevêtrés qui, tout à coup, au hasard d’une manipulation, se séparent en deux parties.
— Anna Kavan, « Notre ville », Des machines dans la tête (trad. Laetitia Devaux)
JE MARCHE LA NUIT dans la rue, comme en un corridor, le long des portes closes, aux façades des maisons.
Mon cœur est dévasté comme un corridor, où il y a beaucoup de portes, beaucoup de portes, des portes closes.
— Jean-Aubert Loranger, les Atmosphères