Renaud Jean

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  • L’entreprise a persévéré dans sa stratégie de ne pas accepter de démissions. Elle a même étendu cette stratégie à un moment ou à un autre et n’a plus permis les départs en retraite. De nouvelles médications nous ont été prescrites, mais je ne saurais plus dire exactement à combien d’années cela remonte. Personne à l’usine ne se rappelle depuis combien de temps nous travaillons ici, ni l’âge que nous avons, et pour autant notre cadence d’exécution et notre productivité ne cessent d’augmenter. Il faut croire que ni l’entreprise ni notre superviseur temporaire n’en auront jamais fini avec nous. Mais nous ne sommes que des êtres humains, ou tout au moins des entités physiques ; il est certain que nous mourrons un jour. C’est la seule espèce de retraite à quoi nous pouvons aspirer, quoique personne parmi nous ne soit pressé d’en arriver là. Et de fait, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander ce qui pourrait bien advenir ensuite – ce que l’entreprise a bien pu planifier pour nous, et le rôle que notre superviseur temporaire pourrait bien jouer dans ce plan. Travailler à une cadence effrénée, ajuster entre eux ces petits morceaux de métal, nous épargne de trop penser à ces sortes de choses.

    — Thomas Ligotti, « Notre superviseur temporaire », Mon travail n’est pas terminé (trad. Fabien Courtal)

    11 mars 2025
  • En somme, il semble que je ne comprenne toujours rien à ce qu’on appelle les activités humaines. L’idée que je me fais du bonheur n’ayant absolument aucun rapport avec celle que le monde s’en fait unanimement, il y a toujours eu là de quoi m’angoisser : et sous l’effet de cette angoisse, il m’est arrivé de passer des nuits à me retourner dans mon lit, à gémir, à me sentir au bord de la folie. Ai-je jamais connu le bonheur ? Depuis mon enfance, plus d’une fois – c’est un fait – l’on m’a dit que j’étais heureux ; pourtant, je me suis toujours senti en enfer ; et il me semblait qu’en réalité, ceux qui me prétendaient heureux étaient incomparablement plus favorisés par le destin que moi.

    […]

    Si les gens réussissent à poursuivre ce combat qu’est la vie sans se suicider, sans perdre la raison, sans renoncer à l’engagement politique et sans perdre espoir, peut-on vraiment dire qu’ils souffrent ? Ne dira-t-on pas, plutôt, qu’ils sont devenus de parfaits égoïstes, et que convaincus de vivre normalement, pas une seule fois ils ne se sont remis en question ? Si tel est le cas, leur sort est parfaitement supportable : c’est bien ce qui fait la condition humaine, et j’ignore si l’on peut espérer mieux. J’imagine qu’ils dorment profondément, et qu’au matin ils se sentent en pleine forme… Mais à quoi rêvent-ils ? Et tout en cheminant dans les rues, à quoi pensent-ils ? À l’argent ? Allons donc ! À rien d’autre ? C’est inimaginable ! […] Plus j’y songe, plus je m’y perds. Et l’idée de mon irréductible différence ne me vaut qu’angoisse et terreur. C’est à peine si je peux échanger quelques mots avec mon prochain. Que lui dire ? Et en quels termes ? Je l’ignore.

    — Osamu Dazai, Déchéance d’un homme (trad. Didier Chiche)

    26 février 2025
  • Non, je ne peux expliquer comment notre ville peut parfois être un juge, parfois un piège et parfois une pieuvre. Je n’ai pas non plus moyen d’éclaircir la sentence prononcée à mon égard, laquelle en contient en réalité deux, qui à la fois s’excluent et marchent de concert : le bannissement de la ville et l’emprisonnement en son sein. Vous pourriez vous demander comment je parviens à tenir le coup dans une situation à ce point sans issue. Certes il y a souvent des moments où je suis au bord du désespoir, où cette contradiction me paraît trop amère, absurde et incompréhensible pour que je la supporte. Dans ces moments-là, ce qui me permet d’avancer, je pense, c’est l’espoir qu’une moitié de la contradiction finira par se dissoudre dans l’autre, que la sentence en tant que telle sera révisée, voire annulée. Il ne faut pas avoir une approche trop systématique de ce genre de sujets obscurs. La solution, c’est de continuer à vivre, si possible de progresser à tâtons en fonction des occasions qui se présentent, dans une direction, puis dans une autre. C’est de cette manière qu’une solution finira par apparaître comme dans ces casse-tête composés de fils de fer enchevêtrés qui, tout à coup, au hasard d’une manipulation, se séparent en deux parties.

    — Anna Kavan, « Notre ville », Des machines dans la tête (trad. Laetitia Devaux)

    16 février 2025
  • JE MARCHE LA NUIT dans la rue, comme en un corridor, le long des portes closes, aux façades des maisons.

    Mon cœur est dévasté comme un corridor, où il y a beaucoup de portes, beaucoup de portes, des portes closes.

    — Jean-Aubert Loranger, les Atmosphères

    7 février 2025
  • La capacité à parler aux gens : c’est la clé de la vie en société. Peu importe que vous parveniez ou non à exprimer vos pensées, vos sentiments, vos opinions. Ce qui compte, c’est de produire les sons qui mettent vos interlocuteurs à l’aise, et de poser les questions qui leur permettent d’exprimer leurs pensées, leurs sentiments et leurs opinions, ainsi que les détails de leur existence, leurs passions, leurs convictions. Si vous savez parler aux autres de cette façon, vous pouvez aller n’importe où – obtenir n’importe quoi – en société, et dans la vie.

    — Sara Baume, Ligne de fuite (trad. France Camus Pichon)

    4 février 2025
  • — Richard Long

    4 février 2025
  • Mais j’ai beau regarder autour de moi, il n’y a que les mêmes voisins qui passent en même temps dans les mêmes voitures, les mêmes jeeps et les mêmes camionnettes, en route vers les mêmes emplois, les mêmes écoles et les mêmes crèches.

    […]

    Je regarde passer les voisins. Au fond, me dis-je, il n’y a que deux directions : partir de chez soi et y revenir, et sincèrement on ne peut pas dire qu’on va quelque part quand on revient si vite, pour recommencer le lendemain sans jamais progresser.

    — Sara Baume, Ligne de fuite (trad. France Camus Pichon)

    4 février 2025
  • Ce que je voudrais surtout vous dire, c’est qu’il ne faut pas venir dans ce pays. On n’y souffre, remarquez-le, ni de la faim, ni de la soif, et les maisons sont plutôt confortables, si vous pouvez vous y habituer. Non, ce qui est gênant, c’est plutôt le genre d’existence. Je ne m’y ferai jamais. La solitude y est trop peuplée pour moi. Le jour ça va encore, mais la nuit… le bruit de ces milliers de respirations invisibles étonne, et je peux bien vous le dire à vous, effraye. C’est difficile à expliquer. Mais vous allez comprendre. Il vous est arrivé de mettre le pied dans l’obscurité, sur la dernière marche de l’escalier, celle qui n’existe pas ? Vous vous souvenez de ce désarroi absolu, pendant une seconde ? Vous vous souvenez de vos patientes recherches, la nuit, dans votre lit, alors qu’au moment de vous endormir, votre jambe se détendant brusquement vous avez failli tomber on ne sait où ? Eh bien, ce pays, c’est toujours comme ça. La matière dont est faite cette marche absente de votre escalier, elle constitue ici la matière même. Je vous assure, on ne s’y fait pas, et il ne faut pas venir dans ce pays.

    — Jean Ferry, « Lettre à un inconnu », le Mécaniciens & autres contes

    26 janvier 2025
  • Je sais pertinemment que je ne suis qu’un vieillard répugnant et couvert de rides. La nuit, avant d’aller me coucher, lorsque je me regarde sans dentier dans un miroir, je me trouve une drôle de figure. Mes mâchoires ne comptent plus une seule dent à moi, ni en haut, ni en bas. D’ailleurs je n’ai même plus de gencives. Quand je ferme ma bouche, mes lèvres collées forment une ligne mince sur laquelle mon nez pend quasiment jusqu’au menton. Et c’est bien là mon propre visage ! Moi-même je n’en reviens pas. Pas un être humain, pas même un singe, ne voudrait d’une figure aussi hideuse.

    — Junichirô Tanizaki, Journal d’un vieux fou (trad. Cécile Sakai)

    22 janvier 2025
  • [N]otre époque est faite de rapidité, d’effort, d’intensité – tout le monde court, si vous ne courez pas plus vite que les autres vous resterez en arrière ; tout le monde crie, si vous ne criez pas plus fort que les autres vous ne vous ferez pas entendre ; pour aller de l’avant vous devez vous frayer un chemin, si vous voulez avoir quelque chose il vous faut l’arracher, malheur à vous si vous ne bougez pas.

    Et dans ce cas malheur au pauvre Sam Dunn ! pour qui il était tout à fait coutumier de rester immobile quatre heures de suite – quatre heures de silence, d’hébétude, d’extase. D’aucuns prétendront qu’il s’agit là d’une autre forme d’activité : l’activité intérieure. Non. Une telle opinion ne repose sur rien : dans ces moments-là même l’activité cérébrale avait quasiment disparu chez Sam Dunn. […]

    Du reste toute sa personne était continuellement plongée dans un état de lassitude qui l’attaquait, qui l’effaçait, qui l’anéantissait à demi. Il ne se réveillait, ne vivait, ne frémissait que lorsqu’il déclamait un de ses courts poèmes, extravagants et inquiétants – mais pour retomber aussitôt dans son habituelle léthargie.

    Ce qui tout de suite vous frappait en lui, c’était justement son immobilité, une immobilité totale qui évidemment s’étendait jusqu’à son esprit.

    — Bruno Corra, Sam Dunn est mort (trad. Jean Pastureau)

    17 janvier 2025
  • Quiconque a un jour observé une croûte de fromage au microscope ne peut se leurrer sur la vacuité de nos existences. En regardant à travers la lunette, on voit des acariens (appelés « artisons ») vaquer à leurs occupations. On ne sait quelles pensées s’agitent derrière leurs yeux noirs, ni vers quel rendez-vous ils se hâtent. On ignore s’ils ont des joies, des peurs ou des souvenirs. Mais en les regardant, on comprend que nous sommes, comme eux, des insectes insignifiants, voués à la mort et à l’oubli, perdus dans l’infinité de l’Univers sans cesse en expansion. Cette idée est insupportable. Pour ne pas y penser, l’humain est obligé de faire diversion. Ceux d’entre nous qui ne se démènent pas pour leur survie s’occupent à n’importe quoi d’autre : ils déclenchent des guerres ou militent contre l’immigration. Ils s’accrochent à leurs certitudes, collectionnent des fèves ou des boîtes à biscuits, signent des pétitions, baisent tant qu’ils peuvent, bricolent par-ci par-là, se passionnent pour des polices d’assurance, repassent leurs slips, font des réunions ou achètent la dernière voiture toutes options. Tout, plutôt que regarder la mort en face.

    — Clémentine Mélois, Alors c’est bien

    15 janvier 2025
  • Un véritable acheteur au sens où l’entendent les artistes, c’est quelqu’un qui n’est ni un ami ni un membre de la famille. Puisqu’on ne peut soupçonner cet inconnu de vouloir nous faire plaisir, c’est sans doute que notre œuvre lui plaît vraiment. On se dit qu’un frère humain nous comprend, ça fait toujours quelque chose.

    Le reste du temps, dans la solitude de notre atelier, on ne peut se fier qu’à nous-même. « Je suis un bricoleur de l’inutile », disait mon père avec son emphase habituelle. On fait, on défait et on refait avec l’intuition que ce qu’on est en train d’accomplir est la seule chose qui vaille. Comme un surfeur sur sa vague, cela nécessite une pratique assidue et une grande maîtrise technique, mais il suffit d’un rien pour perdre l’équilibre. Un petit doute, un léger découragement, un coup de fatigue : on sort de notre état d’hypnose et tout apparaît soudain absurde et vain. Les artistes ne servent à rien, se dit-on. Ils ne sauvent aucune vie, ne fabriquent pas de pain et ne savent rien faire d’autre de leurs mains (en cas de fin du monde, je ne voudrais pas de moi dans ma propre équipe de survivalistes). Alors, pour éviter de penser à tout cela, mieux vaut foncer sans s’arrêter. Poursuivre sa petite idée jusqu’au bout, jusqu’à ce que – ô joie – une nouvelle obsession surgisse et que tout recommence.

    — Clémentine Mélois, Alors c’est bien

    15 janvier 2025
  • Lorsque j’ai vu ce que j’ai vu, je me suis demandé mille fois : Qu’est-ce que l’humanité ? A-t-elle la moindre signification, n’est-ce pas un simple accident de la nature, un bouleversement de la structure moléculaire ? Je sais que tous, vous vous êtes posé la même question. Qui sommes-nous ? À quoi sommes-nous destinés ? Quelle est notre raison d’être ? Où est la raison, où l’intelligence dans ces quelques kilos de chair malade, toujours en lutte contre le monde et contre elle-même ? Nous tuons, nous torturons, nous détruisons comme ne le fait aucune autre espèce. Nous exaltons le meurtre et la fausseté et l’hypocrisie et la superstition ; nous détruisons notre propre corps par des drogues et une nourriture empoisonnée ; nous trompons notre prochain et nous nous trompons nous-mêmes – et nous ne respirons que la haine, toujours la haine.

    — Howard Fast, « Les premiers hommes », l’Affaire Kovac (trad. Gérard Colson)

    11 janvier 2025
  • Nous nous trouvons au monde, Faustin, et nous devons choisir. Devant multiples possibilités nous nous retrouvons sommé de choisir un chemin, mais nous ne savons jamais quel est le bon, du moins le meilleur chemin, et nous devons avancer avec l’incertitude vissée au corps, et nous nous retournons et voyons disparaître le chemin que nous n’avons pas emprunté, et nous imaginons comment ou vers quoi il nous aurait porté ; lorsque notre propre chemin devient impraticable nous sommes persuadé que l’autre chemin eût été meilleur, et nous savons que nous sommes idiot de penser cela. Tout chemin finit par être encombré de broussaille, de ronces et d’orties. Nous pensons que nous marchons vers la simplification alors que tout finit inexorablement par se compliquer, par bourgeonner, et nous creusons un petit trou où nous nous glissons, nous taillons la vermine et le chiendent autour de notre petit trou et laissons bourgeonner et pulluler le reste du monde, nous sommes de plus en plus fatigué et nous ne luttons finalement plus du tout, nous conservons notre petit carré, un seul petit carré, sans plus chercher à marcher ou à nous dégager, nous nous croyons encore à l’abri dans ce qui nous reste d’espace, en attendant que la fin survienne.

    — Rémy Disdero, le Récupérateur

    10 janvier 2025
  • Émile aimait-il les gares ? Comme Proust, avait-il de l’attrait pour les indicateurs de chemin de fer et les croisements de lignes ? On n’en sait rien. Est-ce parce que son père, sévère, avait été employé du Grand Tronc qu’il fit l’impasse sur l’univers ferroviaire ? Montréal-Cacouna furent ses seuls allers-retours en train. Il ne « brûla (pas) le dur » comme London, il ne resquilla pas comme Rimbaud, ou comme le ferait le jeune Genet. Timide, trop timide, Émile. Épris de la poésie d’Arthur Rimbaud, certes, mais si sage, personnalité rentrée. Une seule fois, avec deux amis collégiens, il se rendit à la gare Bonaventure avec l’intention d’aller à New York assister à une représentation d’opéra, mais, dans leurs poches, pas assez de sous, et dans la tête aucune audace. De la peur.

    — Robert Lévesque, « L’été du naufrage (Émile Nelligan) », Déraillements

    4 janvier 2025
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