Renaud Jean

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  • — Je suis enfermé dehors.

    Après trois ans de métier, Marc ne relevait plus les phrases toutes faites, et celle-là était la plus courante. Il se contentait de saisir son matériel et d’enfourcher son scooter pour voler au secours du client.

    Au tout début, il avait essayé de se représenter la scène. Enfermé dehors. Il avait imaginé un type prisonnier du monde extérieur, condamné à errer sans trouver le repos, rejeté par une humanité qui lui claquait la porte au nez. Y avait-il plus grand malheur que d’être enfermé dehors ?

    — Tonino Benacquista, le Serrurier volant

    7 juillet 2024
  • Marc s’était toujours contenté de ce qu’il avait et n’aspirait à rien de mieux que ce qu’il était déjà : un homme ordinaire. Très tôt, il s’était avoué son goût pour la tranquillité et avait laissé aux autres leurs rêves de démesure. Jour après jour, il sculptait sa vie avec la patience de l’artisan qui sait que dans les objets les plus simples on trouve aussi de la belle ouvrage.

    D’ailleurs, d’où venait cette dictature des passions, des destins exceptionnels ? Qui avait décrété qu’il fallait choisir entre l’exaltation et la mort lente ? Qui s’était pris à ce point pour Dieu en affirmant que Dieu vomissait les tièdes ? Derrière chaque ambitieux, Marc voyait un donneur de leçons qu’il laissait libre de courir après ses grandes espérances. Lui ne demandait qu’à passer entre les gouttes, et à se préserver de la frénésie de ses contemporains. Si le monde courait à sa perte, il refusait d’en être le témoin.

    — Tonino Benacquista, le Serrurier volant

    7 juillet 2024
  • J’étais rarement seul avec mon père, qui consacrait tout son temps au travail, ou à l’angoisse de ne pas en avoir. (p. 32, « Roman Berman, masseur »)

    J’étais un habitué des sous-sols. La banlieue n’offrant rien, je menais une vie souterraine. (p. 91, « Natasha »)

    Son déménagement n’avait en rien amélioré sa situation sociale. Chaque fois qu’il avait l’occasion de sortir de chez lui, il trouvait toujours dix raisons pour ne pas bouger. (p. 148, « Minyan »)

    J’aidai Herschel à déplacer une chaise de la cuisine. Il tint la chaise tandis que je dévissais l’ampoule et la changeais. Tu imagines, trois semaines qu’on n’a pas de lumière, dit Herschel. Si tu peux faire une chose, ça ne prend qu’un instant, mais si tu ne peux pas, ça reste comme ça pour toujours. (p. 151, « Minyan »)

    — David Bezmozgis, Natasha et autres histoires (trad. Philippe Aronson)

    5 juillet 2024
  • Lorsque tu vas à l’aventure, laisse quelque trace de ton passage, qui te guidera au retour : une pierre posée sur une autre, des herbes couchées d’un coup de bâton. Mais si tu arrives à un endroit infranchissable ou dangereux, pense que la trace que tu as laissée pourrait égarer ceux qui viendraient à la suivre. Retourne donc sur tes pas et efface la trace de ton passage. Cela s’adresse à quiconque veut laisser dans ce monde des traces de son passage. Et même sans le vouloir, on laisse toujours des traces. Réponds de tes traces devant tes semblables.

    — René Daumal, « Esquisse d’un “Traité d’alpinisme analogique” », dans les Monts Analogues de René Daumal

    1 juillet 2024
  • Quand tout était calme et qu’il n’était pas dans une période d’ivrognerie, le vieux venait tout doucement s’asseoir près de son fils et n’arrêtait pas de lui poser des questions : d’où vient le monde, d’où vient la terre avec tous les animaux, et pourquoi ça s’est passé comme ça, et est-ce que tout ça finira, et s’il y aura quelque chose après, et ce que sera cette autre chose, et pour quelle raison il y a sur terre toutes ces tribulations et ces douleurs et ces passions, et pourquoi la mort vient et pourquoi les gens naissent, et pourquoi son cœur à lui devient tout sec ?…

    — Alexeï Rémizov, le Décafardiseur (trad. Anne-Marie Tatsis-Botton)

    30 juin 2024
  • Je réglai une semaine de loyer à l’avance et emménageai le soir même. Je verrouillai la porte. Je n’avais pas l’intention de m’enfermer dans ma chambre, je voulais enfermer le monde, m’en protéger. Alors, un autre monde, plus vaste, naquit à l’intérieur de moi, ici, entre quatre murs.

    — Nina Berberova, la Grande Ville

    24 juin 2024
  • Dans un livre, pourtant, j’ai découvert une théorie intéressante. Les êtres humains sont incapables d’échapper à des tendances personnelles déterminées, affirmait l’auteur, et c’est valable pour les mouvements physiques comme pour l’activité mentale. Les êtres humains construisent et renforcent leurs propres tendances mentales et comportementales au cours de leur vie sans même s’en rendre compte, et sauf extraordinaire ces tendances une fois installées ne s’effacent plus. Autrement dit, les gens vivent enfermés dans la prison de leurs tendances. Et le sommeil, poursuivait l’auteur, agit en régulateur de ces tendances ; il a pour but de les harmoniser pour éviter un déséquilibre, comme avec un talon de chaussure qui ne s’userait que d’un côté. Le sommeil est un régulateur thérapeutique. Au cours du sommeil, les muscles utilisés dans la journée se détendent naturellement, les circuits de pensées survoltés s’apaisent, la décharge énergétique est facilitée. Ainsi les gens se refroidissent – cool down – comme un moteur, et cela est programmé dans tout organisme humain, personne ne peut y échapper. Si jamais on s’écartait de ce schéma, disait l’auteur, les fondements même de l’existence seraient menacés.

    — Haruki Murakami, Sommeil (trad. Corinne Atlan)

    23 juin 2024
  • Faut-il faire ça, vraiment ? Acheter des maisons, les rénover, y vivre ? Il a quarante ans et il l’ignore. Il ne sait pas comment faire autrement. (p. 13)

    *

    J’ai le goût de bien m’installer dans la cave. (p. 15)

    *

    L’homme sera incapable, toujours et à jamais, de poser des tablettes. Tracer une ligne droite, il ne peut pas. (p. 17)

    *

    Il passe ses journées dans les mauvaises pièces. Quelques heures par jour à regarder le plancher de la cave, à respirer l’odeur humide du tabac dans la pièce vide du haut, à ne rien faire dans le bureau, à lire le dos des livres dans la bibliothèque. Faut-il accomplir quelque chose ? Réussir sa séparation ? Et à quoi le mesurerait-on ? (p. 23)

    *

    Ces scénarios de lui lisant dans la lumière du matin, un café à la main, ou travaillant à loisir dans le bureau ordonné, comment se les est-il construits ? Penser qu’il puisse vivre seul, comment cette idée a-t-elle bien pu s’installer ? (p. 33-34)

    *

    L’homme contient en lui les promesses d’un projet. Mais non, rien n’arrive à l’homme lorsqu’on le laisse tranquille. Ce n’est pas à quarante ans qu’il va entreprendre quelque chose de grand. (p. 71)

    *

    S’il pouvait donner un cours sur lui, il le ferait. (p. 82)

    *

    Le faisceau des réverbères reste immobile, mais on sent une sorte de mouvement, dans le vide au-dessus des rues, dans les cours désertes, entre les maisons qui n’en finissent plus d’être habitées par des gens qui ne sont pas soi. (p. 86-87)

    *

    L’homme imagine toutes les conspirations, toutes les adorations. Serait-il possible que ses voisins se réunissent pour parler de lui, qu’ils échangent des photos, copient des films que, plus tard, une fois seuls, ils écoutent en silence ? (p. 105)

    — Patrick Nicol, la Notaire

    19 juin 2024
  • On est le 30 septembre et dehors, il fait gris. Aujourd’hui des milliers, des dizaines de milliers de gens partiront, rendant leur dernier souffle, tandis que des enfants naissent, dodus. Et toutes ces bêtes, dans les villes, les plaines, les forêts, ces organismes fantastiques, saisis par millions en cet immense mouvement d’évolution, qui existent de façon indéniable. Et les cinq océans qui charrient plus d’un milliard de tonnes d’eau peuplées par la vie. Et les profondeurs géologiques çà et là qui remuent, sensiblement. Et les corps célestes qui se déplacent, le soleil qui succède à la lune – c’est, comme on dit, l’ordre naturel, la Nature, voilà, toujours la même, toujours changeante et qui ne manque jamais de nous paraître un peu, disons, grandiloquente en sa magnificence même.

    — Charles-Philippe Laperrière, Gens du milieu

    19 juin 2024
  • La mort est du domaine de la foi.

    Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr. Ça vous soutient !

    Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira… est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ?

    — Jacques Lacan

    29 mai 2024
  • Puis cette question fondamentale : aurai-je l’air aussi désastreux à soixante-dix ans ? Devenir un monstre est-il le prix à payer pour rester en vie aussi longtemps ? Cette dépression, que je n’arrive pas à mater, gangrène mon âme. Je le sais. Un jour, mon corps n’aura plus la force de la museler. Elle se mettra à fuir de partout. Je commence à remarquer ces naufrages chez les autres. Des bons gars inquiets à trente ans qui deviennent paranoïaques à cinquante. Ou des natures paisibles qui deviennent lymphatiques.

    — Michael Delisle, « Chauffeur un été », Rien dans le ciel

    29 mai 2024
  • Si le voyageur a achevé un taureau en se rendant au village, il est de son devoir de le signaler au village, là-dessus un groupe d’hommes se constituera et se mettra en route vers l’endroit indiqué pour ramener le monstre au village.

    Ensuite le taureau sera embroché et rôti sur la place du village.

    Chacun recevra son morceau de viande rôtie. On en donnera même au voyageur.

    Les testicules de l’animal cependant sont réservés au maire, on les donne toujours à sa bonne qui à son tour les apporte à la cuisine de la mairie, les donne à la cuisinière du maire qui les fait revenir dans la graisse chaude en y ajoutant des herbes rares et les met dans l’assiette du maire.

    Le maire, après avoir ingurgité les couilles du taureau, se rend sur la place du village où l’on fait tourner sur le feu ce qui reste du taureau embroché.

    Habituellement le maire se joint toujours aux villageois pour partager avec eux un morceau de viande. On raconte pourtant que le maire a contracté cette habitude pour des raisons d’ordre psychologique plutôt que gastronomique, que le repas au milieu de la population lui permet de soigner une certaine popularité. Durant le festin on se penche sur les problèmes du village. Le maire apprend les problèmes du village par la bouche de ses administrés et agit en conséquence. On prétend que c’est de la psychologie et on le dit fin psychologue. Il peaufine son affabilité, dit-on. Certains chuchotent en secret que, dans sa jeunesse en ville, il a fait des études de philosophie économique pendant deux semestres, ce qui l’aurait complètement abruti. Mais on n’en est pas vraiment sûr. Il se pourrait aussi qu’on fasse courir ce genre de bruit pour que personne n’y croie. La discussion est ouverte : le maire est-il un abruti, oui ou non ?

    Les uns disent que oui. Le seul fait qu’on cherche à le cacher en faisant courir ce bruit dont le seul but est que personne ne marche, que personne n’y croie, en est une preuve suffisante. C’est par ce biais qu’on cherche à cacher que le maire est devenu un abruti, car, prétendent les partisans de son abrutissement, et ils n’ont pas tout à fait tort, seule une vérité incroyable peut à son tour rendre incroyable une autre vérité incroyable ; ce sont en général les intellectuels du village qui tiennent ce genre de discours ;

    les autres disent que non, impossible que le maire soit un abruti, cette rumeur n’est qu’une machination malveillante de ceux qui veulent lui nuire, parce qu’ils lui envient son honorable fonction et qu’ils ne veulent pas le créditer de tout le bien qu’il fait au village.

    Mais on n’en discute pas volontiers, seulement en cachette, en catimini et toujours derrière les murs protecteurs des granges. Car la politique a toujours été un sujet brulant, ce qu’on sait même au village.

    Une fois ingurgités ses deux morceaux de taureau rôti, le maire quitte ses administrés et se retire dans sa mairie. Avant de disparaitre derrière la porte de la mairie, il lève la main droite pour saluer et adresse un sourire aux villageois.

    Puis le portail de la mairie se referme sur lui.

    Les villageois mangent alors ce qui reste du taureau.

    Une fois le festin fini, même les chats et les chiens reçoivent leur part. Ensuite on enterre le squelette de l’animal au nord du village, derrière le mur du cimetière.

    Le lendemain sur la place du village, tu vois des cercles noirs sur les pavés de calcaire blanc, des traces de charbon de bois, dans l’air flotte encore l’odeur du bois brulé, du suif brulé, et l’odeur de tannerie ; les peaux sont tendues dans les cours pour le séchage et battent au vent.

    — Gert Jonke, Roman géométrique de terroir

    26 mai 2024
  • Plus jeune, j’aspirais à voyager davantage, plus loin, à l’étranger, à me trouver en perpétuel mouvement, pour sortir, vivre vraiment, mais après coup, j’ai compris que ce que je cherchais se trouvait ici, en moi-même, dans tout ce qui m’entoure, dans ce gagne-pains qui devinrent mes emplois véritables, dans le caractère lancinant du quotidien, dans les yeux de ceux que je croise quand mon regard s’attarde.

    — Ia Genberg, les Détails (trad. Anna Postel)

    17 mai 2024
  • Dans les articles sur l’inquiétude, on lit le plus souvent qu’elle a été positive et qu’elle s’est inscrite dans notre nature à travers l’évolution. L’inquiétude nous poussait à vérifier que le feu était bien éteint, que les enfants respiraient, elle nous protégeait, nous enseignait à nous protéger nous-mêmes et les autres. La sélection était vite vue : les hommes préhistoriques qui scrutaient anxieusement l’orée des bois pour s’assurer de l’absence de bêtes sauvages survivaient, tandis que ceux qui pénétraient avec insouciance entre les arbres se faisaient dévorer. Nous qui vivons actuellement sommes les descendants de nos aïeux anxieux.

    — Ia Genberg, les Détails (trad. Anna Postel)

    17 mai 2024
  • Les hommes-creux habitent dans la pierre, ils y circulent comme des cavernes voyageuses. Dans la glace ils se promènent comme des bulles en forme d’hommes. Mais dans l’air ils ne s’aventurent, car le vent les emporterait.

    Ils ont des maisons dans la pierre, dont les murs sont faits de trous, et des tentes dans la glace, dont la toile est faite de bulles. Le jour ils restent dans la pierre, et la nuit errent dans la glace, où ils dansent à la pleine lune. Mais ne voient jamais le soleil, autrement ils éclateraient.

    Ils ne mangent que du vide, ils mangent la forme des cadavres, ils s’enivrent de mots vides, de toutes les paroles vides que nous autres nous prononçons.

    Certaines gens disent qu’ils furent toujours et seront toujours. D’autres disent qu’ils sont des morts. Et d’autres disent que chaque homme vivant a dans la montagne son homme-creux, comme l’épée a son fourreau, comme le pied a son empreinte, et qu’à la mort ils se rejoignent.

    — René Daumal, le Mont Analogue

    13 mai 2024
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