Renaud Jean

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  • — Oui. Vers l’âge de six ans, j’avais entendu parler de mouches qui piquent les gens pendant leur sommeil ; quelqu’un avait fait cette plaisanterie que « quand on se réveille on est mort ». Cette phrase m’obsédait. Le soir, dans mon lit, la lumière éteinte, j’essayais de me représenter la mort, le « plus rien du tout » ; je supprimais en imagination tout ce qui faisait le décor de ma vie et j’étais serré dans des cercles de plus en plus étroits d’angoisse : il n’y aura plus « moi »… moi, qu’est-ce que c’est, moi ? – je n’arrivais pas à le saisir, « moi » me glissait de la pensée comme un poisson des mains d’un aveugle, je ne pouvais plus dormir. Pendant trois ans, ces nuits d’interrogation dans le noir revinrent plus ou moins fréquemment. […]

    — Et puis vous avez grandi, vous avez étudié, et vous avez commencé à philosopher, n’est-ce pas ? Nous en sommes tous là. Il semble que vers l’âge de l’adolescence, la vie intérieure du jeune être humain se trouve soudain aveulie, châtrée de son courage naturel. Sa pensée n’ose plus affronter la réalité ou le mystère en face, directement ; elle se met à les regarder à travers les opinions des « grands », à travers les livres et les cours des professeurs. Il y a pourtant là une voix qui n’est pas tout à fait tuée, qui crie parfois, – chaque fois qu’elle le peut, chaque fois qu’un cahot de l’existence desserre le bâillon, – qui crie son interrogation, mais nous l’étouffons aussitôt. Ainsi, nous nous comprenons déjà un peu. Je puis vous dire, donc, que j’ai peur de la mort. Non pas de ce qu’on imagine de la mort, car cette peur est elle-même imaginaire. Non pas de ma mort dont la date sera consignée dans les registres de l’état civil. Mais de cette mort que je subis à chaque instant, de la mort de cette voix qui, du fond de mon enfance, à moi aussi, interroge : « Que suis-je ? » et que tout, en nous et autour de nous, semble agencé pour étouffer encore et toujours. Quand cette voix ne parle pas – et elle ne parle pas souvent ! – je suis une carcasse vide, un cadavre agité. J’ai peur qu’un jour elle ne se taise à jamais ; ou qu’elle ne se réveille trop tard – comme dans votre histoire de mouches : quand on se réveille, on est mort.

    — René Daumal, le Mont Analogue

    13 mai 2024
  • « Essayez de patienter ! Il faut que vous restiez ainsi encore un peu. » « Oui, Professeur, mais c’est dur, très dur… » « Il faut vous tenir tranquille : c’est le seul moyen de le supporter. Vous auriez dû vous tenir tranquille toute votre vie… » « Que voulez-vous dire ? » Il se pencha vers mon oreille. Sa voix n’était qu’un souffle, nous étions tous les deux seuls à l’entendre. « Vous avez vu cette histoire de court-circuit, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est arrivé uniquement parce que vous vous êtes entêté à crier, parce que vous n’avez pas cessé de protester toute votre vie, de vous agiter. Vous n’avez pas senti, chaque fois que vous avez agi ainsi, que votre tête était sur le point d’éclater ? L’afflux de sang embouteille ces délicates veinules. Autour de l’une d’elles, commence à se former un agglomérat de vaisseaux sanguins. C’est comme ça qu’a débuté toute l’histoire de votre tumeur… » « Oui, je vois ce que vous voulez dire. Je crois que je comprends… Mais comprenez-moi, Professeur ! Comment aurais-je pu m’en empêcher… avec toute cette injustice… toute cette cruauté… toutes ces passions avides, égoïstes ?… Quand je n’étais qu’un enfant… on me punissait… et j’étais absolument innocent… Personne n’écoutait ma défense… On me claquait simplement la porte au nez… En réponse, je me jetais sur cette porte, je la cognais avec mes poings… Il est des choses qu’on ne peut pas supporter… » « Mais si, on peut… Et qui plus est, vous le devez… » « Je comprends, je vois où vous voulez en venir… J’aurais dû me tenir tranquille… prendre les choses facilement. Vous voulez que je me calme. Eh bien, regardez-moi maintenant. Est-ce mieux ? »

    — Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne (trad. Françoise Vernan)

    10 mai 2024
  • Ces trains devaient avoir une destination, un jour ou l’autre ils l’atteindraient.

    — Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne (trad. Françoise Vernan)

    10 mai 2024
  • Au fond des garde-robes se trouvent des portes, d’autres sont dissimulées derrière des armoires. Des trappes secrètes s’ouvrent au pied des murs ou au plafond. Elles donnent accès à des passages derrière lesquels chaque fois la fête se poursuit. (p. 111-112)

    *

    Le texte se réinvente et se répète. Le lisant, j’avance comme dans un labyrinthe. Je repasse par les mêmes chemins et me perd pendant que le texte bégaie, se redit. (p. 114)

    *

    Son programme politique s’adresse aux sous-sols, aux cavernes, aux tunnels, aux caveaux, aux villes souterraines, aux terriers, aux termitières, aux abysses, aux peuples qui en secret y vivent. (p. 132)

    *

    Sur plusieurs pages n’apparaît nulle part la raison de l’enquête. On pourrait croire qu’elle est cachée entre les lignes. (p. 133)

    — David Clerson, les Années désertées

    1 mai 2024
  • Nous ne faisons pas venir, ajoutai-je, du vin des pays étrangers parce que nous manquons d’eau ou d’autres choses à boire, mais parce que cette boisson est un liquide spécial, qui nous rend joyeux en nous faisant perdre la raison ; il dissipe toutes les pensées mélancoliques, fait naître en nos cerveaux des images désordonnées et extravagantes, relève nos espoirs et chasse nos craintes, mais nous prive complètement pour un temps de l’usage de notre raison et nous rend même incapables de nous servir de nos membres ; enfin il nous fait tomber dans un profond sommeil. Il faut reconnaître pourtant qu’on se réveille toujours malade et découragé, et que l’habitude de cette boisson provoque des maladies qui martyrisent et raccourcissent notre vie.

    — Jonathan Swift, Voyages de Gulliver (trad. Jacques Pons)

    26 avril 2024
  • « Est-ce que tu vas mieux ? »
    Des connaissances

    Eh bien non, je ne vais pas mieux. Alors qu’elle est de toute évidence mue par la sollicitude, cette question ne manque jamais de provoquer une légère agressivité dont la violence rentrée suscite en moi le désarroi. À l’injonction d’aller mieux et de retourner à la vie active, quelque part obscure de moi se refuse manifestement. Appartenir à la maladie, est-ce l’alibi trouvé pour s’installer dans ce temps du flottement, ce temps du rêve, de l’irréel ? Pour appartenir à cette autre réalité, parallèle, celle du corps d’avant le dressage ? Pour renouer avec l’organique, avec l’animal et la plante en soi, avec ces pulsions asociales auxquelles on ne s’abandonne totalement que dans un sommeil peuplé d’hallucinations révélatrices dont, le plus souvent, on ne veut rien savoir ? Devenir un gigantesque acte manqué accomplissant le désir de déliaison que tout le monde fuit dans un emploi chargé et dynamique. Il y a si peu d’espace pour accueillir cela, les bribes de soi qui se laissent flotter dans l’air jusqu’à flirter avec la désintégration. Si peu de temps hors la maladie et la grossesse pour les plongées dans la grotte, dans les miasmes, « tout près du cœur sauvage de la vie », comme l’écrivait Clarice Lispector, citant Joyce.

    — Frédérique Bernier, Chimères

    17 avril 2024
  • Je cherchais K… dans les lits. J’ai reconnu des têtes, on s’est fait un signe. Je marchais sans faire de bruit le long des lits. Je cherchais K…

    J’ai demandé à l’infirmier qui était près du poêle :

    — Où est K… ?

    Il m’a répondu surpris :

    — Ben quoi, tu es passé devant. Il est là.

    Et il me désignait, vers la porte, un des lits devant lesquels j’étais en effet passé. Je suis revenu sur mes pas et, dans les lits proches de la porte, j’ai regardé chaque tête sur son oreiller.

    Je n’ai pas vu K… Arrivé près de la porte, je me suis retourné et j’ai vu un type qui était couché lorsque j’étais passé la première fois et qui venait de se relever et se tenait appuyé sur ses coudes. Il avait un long nez, des creux à la place des joues, des yeux bleus à peu près éteints et un pli de la bouche qui pouvait être un sourire.

    Je me suis approché de lui, je croyais qu’il me regardait ; je me suis approché très près, puis j’ai déplacé ma tête sur le côté ; la sienne n’a pas bougé et sa bouche a gardé le même pli.

    Je suis allé alors vers le lit voisin et j’ai demandé à celui qui était couché :

    — Où est K… ?

    Il a tourné la tête et m’a désigné celui qui était appuyé sur ses coudes.

    J’ai regardé celui qui était K… J’ai eu peur, peur de moi. Pour me rassurer, j’ai regardé d’autres têtes, je les reconnaissais bien, je ne me trompais pas, je savais encore qui ils étaient. L’autre était toujours appuyé sur ses bras, la tête pendante, la bouche entrouverte. Je me suis approché de nouveau, j’ai penché la tête au-dessus de lui, j’ai longtemps regardé les yeux bleus, puis je me suis écarté : les yeux n’ont pas bougé.

    Je regardais les autres. Ils étaient calmes, je les reconnaissais toujours, et, sûr que je les reconnaissais toujours, je suis revenu aussitôt vers lui.

    Je l’ai regardé alors par-dessous, je l’ai examiné, je l’ai tellement regardé que j’ai fini par lui dire, pour voir, à voix très basse, de tout près :

    — Bonsoir, mon vieux.

    Il n’a pas bougé. Je ne pouvais pas me montrer davantage. Il gardait cette espèce de sourire sur la bouche.

    Je ne reconnaissais rien.

    J’ai fixé alors le nez, on devait pouvoir reconnaître un nez. Je me suis accroché à ce nez, mais il n’indiquait rien. Je ne pouvais rien trouver.

    — Robert Antelme, l’Espèce humaine

    16 avril 2024
  • J’ai l’impression que ces temps-ci, on demande beaucoup à la littérature de porter des paroles, de défendre des thèses, à la limite de passer des messages. Mais j’ai parfois peur, quand ces injonctions-là pèsent très lourd, que la part de sauvagerie, dont pour moi la littérature a la garde, se perde. Ce qui de nous résiste à la sociabilité me semble précieux. Un peu comme la part d’un lac qui lui sert de poumon.

    — Frédérique Bernier

    6 avril 2024
  • J’ai mis des années à assembler à nouveau les pièces de cette image que je vois encore, comme un tableau de Hopper. Toute mon enfance à la maison est enregistrée dans ma tête comme des diapositives de peintures de Hopper, avec la même solitude poisseuse et mystérieuse. Et je m’y vois comme un des personnages assis sur un lit défait, avec un livre abandonné sur une chaise nue, ou regardant par la fenêtre ou assis à côté d’une table dégarnie, contemplant un mur vide. […] Et si Hopper disait qu’il peignait parce qu’il ne pouvait pas dire ça avec des mots, moi j’écris avec des mots parce que, bien que je le voie, je suis incapable de le peindre. Et je vois toujours les choses comme lui, à travers des fenêtres ou des portes mal fermées. Et ce que je ne savais pas, j’ai fini par le savoir. Et ce que je ne sais pas, je l’invente et c’est également vrai.

    — Jaume Cabré, Confiteor (trad. Edmond Raillard)

    2 avril 2024
  • J’aurais plutôt le chic pour les longues périodes d’inaction pendant lesquelles je rêvasse en pure perte. Je n’ai pas la sottise de croire que je bâtis une « œuvre ». Je ne crois pas un seul instant que le Québec vivra plus mal si je fais une sieste en milieu d’après-midi.

    — Gilles Archambault

    29 mars 2024
  • Charley resta silencieux. Jour après jour la sensation qu’il avait d’être blessé par tout le monde, par la vie elle-même, grandissait et le bâillonnait.

    — Henry Green, Back (trad. Claire Fargeot, Anne Villelaur et Martine Bourgarel)

    15 mars 2024
  • Thomas se réveille […] il voit son doigt recousu, Je dois être au CHUM, par la porte ouverte de sa petite chambre il observe le fourmillement des infirmières et des médecins, il entend des murmures, des bruits de pas, il se sent aspiré par cette béance, ce rectangle lumineux découpé dans le mur, il lévite, flotte en dehors de sa chambre, et soudain il traverse un mur et se retrouve dans le réseau pneumatique de l’hôpital, au milieu des prélèvements et des remèdes, il monte à bord d’une capsule de plastique et file à toute vitesse, à très exactement vingt-deux kilomètres-heure, où désire-t-il aller, il traverse les pavillons, la cafétéria, se rend au centre de distribution où des robots actionnent leurs bras mécaniques, comptent les médicaments, les emballent aux côtés d’humains qui font des tâches similaires, Suis-je dans un film ? se demande-t-il, et alors il suit un robot, prend l’ascenseur qui lui est réservé, bifurque vers le pavillon D, ce pavillon qu’il a visité avec sa mère il y a quelques mois, espérant un jour y travailler, le pavillon D qui compte pas moins de dix-neuf étages, avec bon nombre de recoins, de corridors et de détours, dix-neuf étages peuplés de travailleuses et de travailleurs acharnés qui inspectent, auscultent, aident, tâtent, mesurent, mais aussi mangent, défèquent, pleurent, parfois dorment, il les observe qui fourmillent dans les couloirs, dans les chiottes, dans les bureaux, chaque espace est aménagé pour répondre à une fonction précise, mais Thomas se demande qui de ces gens connaît vraiment le CHUM, qui en a visité tous les corridors, les détours et les recoins, il parcourt les allées labyrinthiques, traverse les murs, Tiens, qui peut dire ce qui se trouve derrière la quatorzième porte du sixième étage, pas celle du corridor principal, non, celle qui se trouve dans le couloir excentré, en coude, accessible uniquement par cet autre passage où seuls les employés peuvent circuler, Thomas n’avait pas vu cet endroit lors de sa visite mais maintenant il le peut, il se déplace à travers les dix-neuf étages du pavillon D, s’immisce sous les portes, par les trous de serrure, nombreuses sont les pièces où il faut un code d’accès, un mot de passe, un badge que l’on passe devant un détecteur ou tout simplement une clé, nombreuses sont les pièces où il est interdit de s’aventurer, De ces pièces qui connaît tous les secrets, se demande-t-il, qui sait ce qui se trouve derrière la quatorzième porte du sixième étage, le directeur l’ignore, il s’en tient à sa tâche, il dirige, c’est tout, et les médecins ne quittent pas leur pavillon, il doit bien y avoir des agents de sécurité qui ont accès à une vision globale, à une salle des caméras, comme dans les films d’espionnage, mais nombreux sont les lieux où l’intimité doit être respectée, une salle d’examen, un bureau prévu pour les négociations corsées, de celles qui ont lieu derrière des portes closes, Thomas n’ose pas entrer, il pense avec vertige que personne ne peut avoir une vue d’ensemble de la structure, l’architecte, peut-être, qui l’a dessinée, mais encore, Thomas sait trop bien comment il est facile pour l’entrepreneur de prendre quelques libertés, un pot-de-vin et hop, une salle secrète, un quatrième sous-sol, une trappe dans le mur, alors le CHUM, ce « nouvel hôpital » qui n’est en fait qu’une chimère, que l’amalgame de trois hôpitaux anciens que l’on a raboutés comme on a rabouté son doigt, il soigne, gué-rit, ressuscite, mais Thomas se demande si derrière cette porte ne se déroulent pas aussi des actions plus sombres, des sacrifices, des expérimentations que personne ne doit voir – et puis il se dit qu’il n’a rien à perdre, il se sent protégé, lové dans son environnement douillet, alors il y va, il traverse la quatorzième porte du sixième étage et derrière il n’y a ni sacrifice ni expérimentation, il n’y a que son corps, meurtri, déchiré, criblé de protubérances tubulaires qui le rattachent à cette machine, à cette électricité qui parcourt l’ensemble de l’hôpital, il se sent soudain enchaîné, captif, il a intégré la chimère, il a nourri la bête.

    — Étienne Goudreau-Lajeunesse, « Morphine », Cochoncetés

    5 mars 2024
  • Et moi, leur dit Henry, je suis votre voisin. Le peu d’argent dont j’ai besoin pour vivre, je le gagne en faisant des petits travaux de maçonnerie et de menuiserie à un dollar la journée, la plupart du temps pour des amis. Et si vous me voyez me baguenauder en plein après-midi avec ma canne à pêche sur l’épaule, sachez qu’en travaillant un jour sur sept, l’équivalent de sept semaines par année, je ne manque de rien. J’habite une petite maison très propre que j’ai bâtie de mes mains […]. Je suis riche, parce que ma richesse se calcule en heures ensoleillées et en jours de marche.

    — Louis Hamelin, Un lac le matin

    29 février 2024
  • Il cessa d’écrire : il n’avait plus rien à cacher.

    — Emil Cioran, Cahiers 1957-1972

    24 février 2024
  • Il y avait des gens de tous âges mais surtout des vieilles personnes que deux idées contradictoires avaient attirées : d’une part, elles avaient la désagréable impression que leur propre mort n’était pas bien loin et, hélas, se rapprochait et, de l’autre, une joie très nette qui l’emportait sur ces tristes considérations : ce Pierre était mort et eux étaient bien vivants. Ils se rendaient en général aux obsèques pour constater de manière irréfutable leur propre immortalité, fût-elle temporaire.

    — Gaïto Gazdanov, Dernier voyage (trad. Anne Flipo Masurel)

    19 février 2024
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