Renaud Jean

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  • C’était en vivant dans sa cabane plutôt qu’en la dessinant que le primitif lui donnait une silhouette informe et libre. Au gré de ses besoins, il prolongeait le larmier, se bâtissait un fournil ou rehaussait le toit, accumulant les modifications, laissant se dégrader ce qui ne servait plus ; il réalisait une architecture du ventre : une architecture qui émanait des besoins tels qu’ils se présentent, spontanément et dans le désordre, au fil des jours.

    — Laurent Lussier, Monumentaux, illuminés

    4 février 2024
  • — Wim Wenders, Quand je m’éveille (1982)
    2 février 2024
  • Et la vie m’apparut rapide comme un train qui passe.

    — Guy de Maupassant, Adieu

    21 janvier 2024
  • Quoi qu’il s’en dise dans les livres, nulle émotion humaine n’a jamais duré ni ne durera jamais bien longtemps. Même si la plus forte brûlure revient vous visiter de temps à autre, elle connaît nécessairement des intervalles d’apaisement ou de rémission. Dans la vraie vie le chagrin le plus aigu trouve envers et contre tout à se calmer et finit par sécher ses larmes ; il n’est de désespoir si lourd qu’il n’atteigne un certain niveau, en dessous duquel il ne descendra pas, pour laisser à l’espoir, malgré que nous en ayons, une chance de renaître.

    — W. Wilkie Collins, Une belle canaille (trad. Éric Chédaille)

    20 janvier 2024
  • LES INSECTES ET LES CHAMPIGNONS

    ils ont connu le vent qui a abattu le chêne
    et senti les vibrations de sa chute
    mais ils ne conçoivent pas qu’un arbre est mort
    ils discernent une vie au-devant
    à travers la communauté de parasites,
    de microbes et de spores
    réfugiée sur ses racines encore
    attachées à la terre ;
    ils savent que
    la fin est dans le commencement
    et le commencement dans la fin

    — Sarah-Louise Pelletier-Morin, le Marché aux fleurs coupées

    9 janvier 2024
  • XIV.

    Un champ de recherche se développe depuis une décennie autour de l’umwelt des fleurs. Les écologues tentent de déconstruire l’idée que le végétal ne ressent rien, qu’il ne possède pas de monde affectif. Cette communauté d’individus pressent une sensibilité au-delà du mutisme, au-delà de l’immobilité.

    — Sarah-Louise Pelletier-Morin, le Marché aux fleurs coupées

    9 janvier 2024
  • Ce qui se passa par la suite – était-ce un rêve ? – se raconte à peine. Parce que cela échappe à notre expérience, on dira que c’est impossible et que la vie sépare les êtres, qu’elle est trop sérieuse pour tant d’allégresse ou trop tragique, parce qu’on meurt finalement et que tout est perdu de toute façon. Mais les incrédules oublient de vivre, et, pendant ce temps, quelque chose qui n’est pas le néant et qui est plus que la mort peut advenir. Quand cela advient, il y a comme une détente dans l’être, une éclaircie, quelque chose qui éclôt qui attendait au bord de l’être d’être enfin.

    — Simon Nadeau, le Monastère buissonnier

    28 Décembre 2023
  • À chaque jour suffit sa peur.

    — Nina Berberova, le Cap des Tempêtes (trad. Luba Jurgenson)

    11 Décembre 2023
  • Hikikomori est un mot japonais désignant un état psychosocial et familial, concernant en majorité des hommes, qui vivent coupés du monde et des autres, cloîtrés le plus souvent dans leur chambre pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, et ne sortant que pour satisfaire aux impératifs des besoins corporels.

    Ils se sentent accablés par la société, ont le sentiment de ne pas pouvoir atteindre leurs objectifs de vie et réagissent en s’isolant de la société.

    — Wikipédia

    3 Décembre 2023
  • C’est la remise de la maison, et c’est là que je vis. Depuis bientôt vingt ans. — Vingt ans ? dis-je, effarée. — Oui, vingt ans ! Ça fait un sacré bail ! Il y a vingt ans, vous n’étiez encore qu’un bout d’chou à tout petits petons, pas vrai ? Je me trompe ? Eh bien moi, il y a vingt ans, j’étais déjà un ado, mais qui sans la moindre hésitation a quitté l’école, transporté son lit dans la cabane qui sert de remise et commencé à vivre là… Mes parents ont probablement pensé que c’était une phase de rébellion qui ne durerait pas, mais grosse erreur ! Moi, J’y pensais depuis que j’étais gamin, pas plus grand que ça. Un jour, je me barrerai de chez ces cons… Cependant, je n’en avais pas l’occasion. Bah oui, il me fallait un endroit où aller. Et c’est précisément à cette époque qu’ils ont construit cette remise au fond du jardin. Une super construction sur deux niveaux, car, sachez-le, notre famille était dans l’agriculture il n’y a encore pas si longtemps, et c’est pour ça, pour ranger les outils, qu’ils l’ont faite à un étage. Moi, ça ne m’a pas échappé et un jour je me suis accaparé l’endroit ! J’ai profité de la nuit. Un coup de génie ! Et depuis, me voilà, j’ai jamais bossé. Un vrai bon à rien ! (p. 94-95)

    *

    Comment je pourrais le dire ? Oui, ils ne sont pas méchants. Maman, tout le monde, ce sont plutôt de braves gens, je pense. Moi aussi, je suis un brave type, je ne ferais pas de mal à une mouche ! En tout cas, ils ne sont pas méchants, c’est sûr. Seulement, voilà… La famille, c’est une institution bizarre, vous ne croyez pas ? C’est un couple, un homme et une femme, autrement dit un mâle et une femelle. Ils s’accouplent, et pourquoi ? Pour laisser une descendance. Mais alors, tout le monde sans exception doit en laisser une, c’est ça ? Par exemple, moi, je suis un descendant de papa et maman, mais pour autant suis-je quelqu’un qui mérite de perpétuer la vie dans une génération suivante ? Pour élever un enfant comme moi dont il ne sait pas s’il le mérite ou pas, papa a sué sang et os, maman a dû vivre sous le même toit que mamie, avec qui elle n’avait aucun lien de sang et avec qui elle ne s’entendait pas. D’accord, mamie est morte jeune, mais elle a été obligée de prendre soin d’elle et à la fin, ça n’a pas été une partie de plaisir. Elle en a bavé, jusqu’à ce qu’elle meure. Une fois ça réglé, elle s’est mise au service du grand-père, qui n’a pas un caractère facile. Être une épouse, une mère, c’est se mettre au service des autres sans en attendre aucune contrepartie. Et tout ça, papa et maman le font pour une unique raison : laisser vaille que vaille derrière eux une descendance, c’est-à-dire moi, la génération suivante. Moi, ça me terrifie. (p. 121-122)

    — Hiroko Oyamada, le Trou (trad. Silvain Chupin)

    3 Décembre 2023
  • Je ne déteste pas ne rien avoir à faire. Si je cherche sérieusement, je pourrai trouver un travail où me rendre en moins d’une heure en bus, et je n’ai pas peur d’aller en bus à la gare pour prendre ensuite un train, de faire une heure ou plus de vélo, voire d’élargir mon champ d’action en puisant dans mes économies pour acheter un cyclomoteur. Bref, si je cherche à fond, je trouverai forcément quelque chose. Je ne tiens pas particulièrement à décrocher un CDI très bien payé. La seule chose, c’est qu’à ce stade, je n’ai pas envie de travailler, je n’en vois pas la nécessité, et c’est cette absence de désir qui est la plus forte en moi. Je pourrais vivre sans travailler. Le salaire de base de mon mari a augmenté, du moins un tout petit peu, il touche une indemnité frais de transport et les heures supplémentaires qu’il fait chaque jour jusqu’à minuit et plus lui sont payées. Non seulement le supermarché est moins cher que celui où j’avais mes habitudes avant, mais je n’ai plus besoin d’acheter des plats préparés ou surgelés. Le lait premier prix que j’achetais spécialement pendant les promotions une fois par semaine, je peux le trouver ici tous les jours à cinq yens de moins. En plus, il est de meilleure qualité. Jusqu’aux légumes, qui sont dix ou vingt pour cent moins chers. Surtout, on n’a pas de loyer à payer. En fait, un travail à plein temps, même en CDD, je n’en ai plus absolument besoin à présent. J’aurais l’impression de perdre mon temps. Les tâches, les responsabilités, les récriminations, les souffrances, tout ce qui pesait sur moi, même si c’est sans doute peu de chose comparé aux CDI, ne valaient en tout et pour tout que le loyer d’un petit appartement vide. Si cela ne nous coûte plus rien grâce à la bonté de ma belle-mère, on pourra s’en sortir sans que j’aie à travailler. Les vacances pour existence, et des vacances dont je ne verrai peut-être jamais la fin. Alors que mon mari travaille tous les jours jusque tard dans la nuit, pourquoi donc aurais-je le droit, moi, de profiter de grandes vacances ? Il faut que je travaille. Et si je ne le peux pas, il faut que je fasse quelque chose, car mon corps devient plus lourd chaque jour qui passe. Je suis plutôt légère. Pourtant, mes muscles, mes articulations, voire chacune des cellules de mon corps sont comme englués, me rendant trop indolente pour entreprendre quoi que ce soit. Mais non, je ne me chercherai pas d’excuse en incriminant mon corps plutôt que moi-même. Je suis devenue paresseuse, et c’est entièrement ma faute. Mon mari, ma belle-mère, le grand-père ou quelqu’un ne va certainement pas tarder à me traiter de fainéante. Je le comprendrai très bien, néanmoins cette personne me le dira-t-elle vraiment d’une manière aussi abrupte ?

    — Hiroko Oyamada, le Trou (trad. Silvain Chupin)

    3 Décembre 2023
  • LE POSEUR DE QUESTIONS

    Très loin, dans le dedans de mon écorce chaude,
    dans le noir embrouillé des veines et du sang,
    le poseur de questions tourne en rond, tourne et rôde :
    il veut savoir pourquoi tous ces gens ces passants ?

    Le mort que je serai s’étonne d’être en vie,
    du chat sur ses genoux qui ronronne pour rien,
    du grand ciel sans raison, du gros vent malappris
    qui bouscule l’ormeau et se calme pour rien.

    Un cheval roux pourquoi ? Pourquoi un sapin vert ?
    Et pourquoi ce monsieur qui fait une addition,
    qui compte : un soleil, deux chiens, trois piverts,
    qui compte sur ses doigts pleins de suppositions ?

    Il compte sur ses doigts, mais perd dans ses calculs
    sa raison de compter, sa raison de rêver,
    sa raison d’être là, tout pesant de scrupules
    et d’être homme vivant sans qu’on l’ait invité.

    — Claude Roy, Poésies

    21 novembre 2023
  • Quand j’écris, je m’efforce de ne pas comprendre ce que j’écris. Je ne pense pas que, dans le travail d’un écrivain, l’intelligence ait un grand rôle à jouer. […]

    J’essaie seulement de communiquer mon rêve. Et si ce rêve a des contours flous (comme c’est souvent le cas), je ne cherche pas à l’embellir ou même à le comprendre.

    — Jorge Luis Borges, « Le credo d’un poète », l’Art de poésie (trad. André Zavriew)

    30 octobre 2023
  • Au reste était-il vraiment si triste de perdre la vie ? Je m’étais souvent posé la question, et je ne pouvais m’empêcher de penser alors à tous les maux de la terre, à tous ces soucis juste pour avoir d’autres soucis le surlendemain, jusqu’à ce que la mort nous délivre. (p. 151)

    *

    Mais en règle générale j’éprouvais comme un malaise chaque fois que mes journaux me contraignaient à penser à une vie si différente de la mienne, là-bas dans le vaste monde. Nul ne se préoccupait de moi ; pourquoi faudrait-il que je me torture l’esprit avec tout cela ? (p. 163-164)

    *

    Je ne pus consacrer dès lors au « Monde de mon cœur » que les quelques heures de nuits sans sommeil, et il fallait que je serre mon journal intime dans le tiroir le plus secret de mon armoire à vêtements, avec le missel de Marraine et le chapelet à grains d’argent de mon père. Il fallait que l’accès au « Monde du cœur » fût refusé à ceux avec qui je vivais, si je voulais qu’il ne fût pas profané. Je ne me serais confié qu’à ma mère, s’il m’avait été possible de le faire sans lui causer du chagrin. Devant les autres, il fallait que je me renferme ; je ne le sentais du reste que trop quand, cédant à une humeur plus tendre, je voulais donner une expression à mes sentiments. On vous regardait alors avec des yeux si ronds que vous vous sentiez presque honteux. (p. 177)

    *

    Si je me faisais l’effet jusqu’ici d’être inapte à bien des choses, un original à maints égards, je me consolais en pensant que je possédais en contrepartie d’autres qualités qui passaient de beaucoup celles qu’on appréciait et qu’on recherchait dans mon pays. Je n’étais pas à ma place dans le monde, voilà tout, je n’avais rien à me reprocher, quand bien même je ne me comporterais pas comme les gens l’attendaient de moi. Oui, certains jours, certaines heures, la constatation de mon incapacité à tant de choses m’emplissait d’un sentiment que je ne puis guère qualifier que de joie mauvaise. La visite à Nanni que je viens de raconter devait m’en guérir pour toujours. Je commençais à avoir honte vis-à-vis de cette jeune fille merveilleuse et vis-à-vis de moi-même. À quoi me servait d’être un lettré ? C’était un fardeau, non seulement pour les autres, mais pour moi-même, et pourtant c’est tout ce que je possédais. Nanni en revanche avait enrichi sa vie spirituelle par la lecture, sans se détourner pour autant du quotidien. (p. 216)

    *

    Oh mon Dieu. Que nous sommes petits, nous autres humains, et comme nos jours passent vite – quand bien même atteindrions-nous un âge canonique ! (p. 249)

    — Franz Michael Felder, Scènes de ma vie (trad. Olivier Le Lay)

    29 octobre 2023
  • De trop, de trop… C’est une excellente formule que j’ai trouvée là. Plus profondément je rentre en moi-même, plus attentivement j’examine toute ma vie passée, et plus je me convaincs de la rigoureuse vérité de cette expression. De trop : c’est bien cela. Cette formule ne s’applique pas aux autres hommes… Les hommes il y en a de mauvais, de bons, d’intelligents, de bêtes, d’agréables, de déplaisants ; mais de trop… non. Enfin comprenez-moi bien : l’univers pourrait fort bien se passer d’eux… bien entendu ; mais l’inutilité n’est pas leur qualité principale, leur signe distinctif, et lorsque vous parlez d’eux, les mots « de trop » ne sont pas les premiers qui vous viennent aux lèvres. Tandis que moi… de moi, il n’y a pas moyen de dire autre chose : homme de trop, c’est tout. Surnuméraire, et tout est dit. Mon apparition n’était visiblement pas prévue par la nature, et, en conséquence, elle m’a traité comme un hôte inattendu et importun. Ce n’est pas pour rien qu’un grand amateur de bons mots et de préférence a dit un jour à mon propos que ma mère avait « chuté » le jour où elle m’avait enfanté. Je parle en ce moment de moi tranquillement, sans la moindre amertume… Tout cela est du passé ! Pendant toute la durée de ma vie, j’ai constamment trouvé ma place occupée, peut-être parce que je cherchais cette place là où je n’aurais pas dû le faire. J’étais ombrageux, timide, irritable, comme tous les malades ; en outre, que cela provint, comme il est vraisemblable, d’un excès d’amour-propre, ou plus généralement de la malencontreuse organisation de ma personne, il y avait entre mes sentiments et mes pensées et l’expression de ces sentiments et de ces pensées un obstacle aberrant, incompréhensible et insurmontable ; et quand je prenais la résolution de surmonter à tout prix cet obstacle, de briser cette barrière, aussitôt mes gestes, mes expressions, tout mon être donnaient l’impression d’une affectation pénible : non seulement je paraissais, mais je devenais effectivement tendu et guindé. J’en étais conscient, et je m’empressais de rentrer à nouveau dans ma coquille. A ces moments-là, je sentais monter en moi une terrible angoisse. J’analysais jusqu’aux plus infimes parcelles de mon être, je me comparais aux autres, je ressassais les moindres regards, les moindres sourires, les moindres paroles des gens devant lesquels je n’avais pas réussi à ouvrir mon cœur, j’interprétais tout tendancieusement, je riais sarcastiquement de ma prétention à « être comme tout le monde », et soudain, en plein rire, je m’effondrais tristement, tombais dans un abattement absurde, et, à ce point, je revenais à mes premières tentatives, bref je tournais en rond comme un écureuil dans sa roue. Des journées entières passaient à ce travail douloureux, inutile. Bon, eh bien, maintenant dites-moi de grâce, dites-moi, vous, à qui et à quoi peut bien servir un homme pareil ? Pourquoi cela m’arrivait-il, quelle est la cause de ce méticuleux souci de soi-même, – qui le sait ? qui saurait le dire ?

    — Ivan Tourgueniev, le Journal d’un homme de trop (trad. Françoise Flamant)

    19 octobre 2023
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