Renaud Jean

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  • Aux yeux du visiteur, nous avions soudain l’allure de bricoleurs plus ou moins endormis, certainement pas d’alertes cerveaux occupés à repousser les frontières de l’ignorance, mais il est un fait que le chercheur, pris dans le cadre de sa réflexion fondamentale, c’est-à-dire là où il ne sait encore rien, a plus ou moins l’air de somnoler. Je revois mes collègues affalés sur une chaise dans une posture dont l’indolence ne laissait rien soupçonner de leurs turbulences et remous intérieurs, fixant d’un œil vague un point de l’espace et se frottant beaucoup la figure. À l’époque, nous nous attelions à des questions qui n’intéressaient personne, dont j’ai pratiquement tout oublié, sinon le temps que nous consacrions à, jusqu’à preuve du contraire, tenir le probable pour faux. Nous passions tout ce temps à tenter de comprendre comment ça marche et la plupart du temps, au terme d’hypothèses cent fois hasardées et d’observations cent fois répétées, tout ce que nous parvenions à comprendre, c’est comment ça ne marchait pas. Mais ne pas comprendre signifiait néanmoins qu’il y avait là une possibilité de découverte, quoique la plupart du temps il n’y eût rien là où nous avions pensé qu’il y avait quelque chose, si bien qu’à force de nous heurter à ce rien, nous avions développé une modestie parfaitement en rapport avec notre absolue absence de notoriété. Le monde est absurde, c’était là j’imagine pour chacun de nous un fait entendu, et nous ne prétendions certainement pas justifier son absurdité, mais à l’évidence ses mécanismes s’accommodaient d’une logique, et si nous nous acharnions sur cette logique, ce n’était pas tant par vocation – personnellement je n’ai pas souvenir d’une quelconque vocation pour la science – que parce qu’elle nous sauvait au moins du sentiment de l’absurde. Néanmoins il s’agissait que ce monde progresse, quelque secrétaire d’État venait régulièrement nous rappeler que nous étions là pour faire avancer les choses, ouvrir des perspectives, générer le futur, etc. Je masquais ma réticence concernant ces notions telles que nous étions supposés les envisager et qui semaient la fébrilité dans d’autres laboratoires. Avancer vers quoi, vers quel futur supposé meilleur, qui déjà se profilait, numérisé, radarisé, satellisé, un monde de circuits imprimés, d’électronique embarquée et de déchets enfouis, de légumes lustrés, distributeurs de croquettes et désodorisants d’ambiance, de touches ok et de grille-pain parlants, le tout peuplé d’effets secondaires dont chacun aurait ensuite, ainsi que de ses nostalgies, à se débrouiller.

    — Véronique Bizot, Mon couronnement

    30 juillet 2024
  • Maintenant, la maison de Soukhodol est entièrement vide. Tous ceux dont il est fait mention dans cette chronique sont morts, tous les voisins, tous leurs contemporains. Et on pense parfois : au fond, ont-ils vraiment vécu dans ce monde ?

    Ce n’est que dans les cimetières que l’on sent qu’il en fut bien ainsi. On se sent même terriblement proche d’eux. Pour cela, il faut faire un effort, passer du temps, penser à cette tombe familiale – si seulement on la trouve. J’ai honte de le dire mais ne puis le cacher : nous ne connaissons pas les tombes de mon grand-père, ni celle de ma grand-mère, ni celle de Piotr Petrovitch. Nous savons seulement qu’elles se trouvent près de l’abside de la vieille église, dans le village de Tcherkizovo.[…]

    Sous quel monticule gisent les ossements de ma grand-mère, de mon grand-père ? Dieu le sait ! La seule chose dont tu sois sûr, c’est ici, quelque part, tout près. Assieds-toi et efforce-toi d’imaginer ces Khrouchtchev oubliés de tous. Et leur temps commencera à te paraître soit infiniment lointain, soit tout proche.

    — Ivan Bounine, Soukhodol (trad. Madeleine Lejeune)

    27 juillet 2024
  • Ni l’un ni l’autre, nous ne connûmes vraiment le bonheur par la suite. Je ne vis plus qu’en de très rares occasions, plutôt anodines, les signes de son tempérament délicieusement déraisonnable, de sa passion incontrôlable ; le mariage semblait la brider, la restreindre, réfréner son exubérance naturelle – en anticipation de la maternité. Et moi… ? Je m’installai tout bonnement dans la routine du mariage. Le vieux rêve d’abandonner l’enseignement et de peindre à temps plein était constamment reporté aux calendes grecques – non plus parce qu’il était jugé, comme Nelia et ses parents l’avaient fait, indigne et excessivement romantique mais parce que je ressentais désormais la nécessité de subvenir aux besoins de mon épouse, pas de fuir la réalité. Pourtant, jamais plus je n’eus l’impression d’être libre. J’avais pris une décision, mais sans aller jusqu’au bout de ma liberté. Je n’arrivai jamais « de l’autre côté » de quoi que c’eût pu être. Je ne pourrais jamais espérer mieux qu’un entre-deux. Ce qui était mieux que rien. Non ?

    — André Brink, la Porte bleue (trad. Bernard Turle)

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    23 juillet 2024
  • Nous voulons fuir, nous échapper, mais nous ne le pouvons plus. Ils nous ont (et nous nous sommes) condamné toute porte de sortie. D’un seul coup, nous nous rendons compte qu’ils nous ont (et que nous nous sommes) enfermés entre quatre murs. Alors il ne nous reste plus qu’à attendre d’en étouffer. Nous pensons alors souvent qu’il vaudrait sans doute mieux être sourd et aveugle, en plus des autres infirmités qui nous paralysent, car alors nous ne verrions plus l’inexorable fatalité de ce qui nous entoure, nous n’entendrions plus rien ; mais en cela aussi nous nous fourvoyons. Nous avons toujours voulu guérir, là où nous ne pouvions plus espérer une guérison devenue impossible. Nous avons toujours voulu nous échapper alors qu’il n’était plus question de le faire.

    — Thomas Bernhard, « Montaigne. Un récit », Goethe se mheurt (trad. Daniel Mirsky)

    16 juillet 2024
  • Nous avons examiné le corps humain minutieusement, selon une douzaine d’optiques différentes, à la recherche d’une âme. À la place, qu’avons-nous trouvé ? Les os d’un chien, les glandes d’un singe, quelques litres d’eau de mer, le système nerveux d’un rat, et un cerveau qui est en réalité un réseau de circuits électriques.

    — John Updike, Jour de fête à l’hospice (trad. Alain Delahaye)

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    14 juillet 2024
  • — Je suis enfermé dehors.

    Après trois ans de métier, Marc ne relevait plus les phrases toutes faites, et celle-là était la plus courante. Il se contentait de saisir son matériel et d’enfourcher son scooter pour voler au secours du client.

    Au tout début, il avait essayé de se représenter la scène. Enfermé dehors. Il avait imaginé un type prisonnier du monde extérieur, condamné à errer sans trouver le repos, rejeté par une humanité qui lui claquait la porte au nez. Y avait-il plus grand malheur que d’être enfermé dehors ?

    — Tonino Benacquista, le Serrurier volant

    7 juillet 2024
  • Marc s’était toujours contenté de ce qu’il avait et n’aspirait à rien de mieux que ce qu’il était déjà : un homme ordinaire. Très tôt, il s’était avoué son goût pour la tranquillité et avait laissé aux autres leurs rêves de démesure. Jour après jour, il sculptait sa vie avec la patience de l’artisan qui sait que dans les objets les plus simples on trouve aussi de la belle ouvrage.

    D’ailleurs, d’où venait cette dictature des passions, des destins exceptionnels ? Qui avait décrété qu’il fallait choisir entre l’exaltation et la mort lente ? Qui s’était pris à ce point pour Dieu en affirmant que Dieu vomissait les tièdes ? Derrière chaque ambitieux, Marc voyait un donneur de leçons qu’il laissait libre de courir après ses grandes espérances. Lui ne demandait qu’à passer entre les gouttes, et à se préserver de la frénésie de ses contemporains. Si le monde courait à sa perte, il refusait d’en être le témoin.

    — Tonino Benacquista, le Serrurier volant

    7 juillet 2024
  • J’étais rarement seul avec mon père, qui consacrait tout son temps au travail, ou à l’angoisse de ne pas en avoir. (p. 32, « Roman Berman, masseur »)

    J’étais un habitué des sous-sols. La banlieue n’offrant rien, je menais une vie souterraine. (p. 91, « Natasha »)

    Son déménagement n’avait en rien amélioré sa situation sociale. Chaque fois qu’il avait l’occasion de sortir de chez lui, il trouvait toujours dix raisons pour ne pas bouger. (p. 148, « Minyan »)

    J’aidai Herschel à déplacer une chaise de la cuisine. Il tint la chaise tandis que je dévissais l’ampoule et la changeais. Tu imagines, trois semaines qu’on n’a pas de lumière, dit Herschel. Si tu peux faire une chose, ça ne prend qu’un instant, mais si tu ne peux pas, ça reste comme ça pour toujours. (p. 151, « Minyan »)

    — David Bezmozgis, Natasha et autres histoires (trad. Philippe Aronson)

    5 juillet 2024
  • Lorsque tu vas à l’aventure, laisse quelque trace de ton passage, qui te guidera au retour : une pierre posée sur une autre, des herbes couchées d’un coup de bâton. Mais si tu arrives à un endroit infranchissable ou dangereux, pense que la trace que tu as laissée pourrait égarer ceux qui viendraient à la suivre. Retourne donc sur tes pas et efface la trace de ton passage. Cela s’adresse à quiconque veut laisser dans ce monde des traces de son passage. Et même sans le vouloir, on laisse toujours des traces. Réponds de tes traces devant tes semblables.

    — René Daumal, « Esquisse d’un “Traité d’alpinisme analogique” », dans les Monts Analogues de René Daumal

    1 juillet 2024
  • Quand tout était calme et qu’il n’était pas dans une période d’ivrognerie, le vieux venait tout doucement s’asseoir près de son fils et n’arrêtait pas de lui poser des questions : d’où vient le monde, d’où vient la terre avec tous les animaux, et pourquoi ça s’est passé comme ça, et est-ce que tout ça finira, et s’il y aura quelque chose après, et ce que sera cette autre chose, et pour quelle raison il y a sur terre toutes ces tribulations et ces douleurs et ces passions, et pourquoi la mort vient et pourquoi les gens naissent, et pourquoi son cœur à lui devient tout sec ?…

    — Alexeï Rémizov, le Décafardiseur (trad. Anne-Marie Tatsis-Botton)

    30 juin 2024
  • Je réglai une semaine de loyer à l’avance et emménageai le soir même. Je verrouillai la porte. Je n’avais pas l’intention de m’enfermer dans ma chambre, je voulais enfermer le monde, m’en protéger. Alors, un autre monde, plus vaste, naquit à l’intérieur de moi, ici, entre quatre murs.

    — Nina Berberova, la Grande Ville

    24 juin 2024
  • Dans un livre, pourtant, j’ai découvert une théorie intéressante. Les êtres humains sont incapables d’échapper à des tendances personnelles déterminées, affirmait l’auteur, et c’est valable pour les mouvements physiques comme pour l’activité mentale. Les êtres humains construisent et renforcent leurs propres tendances mentales et comportementales au cours de leur vie sans même s’en rendre compte, et sauf extraordinaire ces tendances une fois installées ne s’effacent plus. Autrement dit, les gens vivent enfermés dans la prison de leurs tendances. Et le sommeil, poursuivait l’auteur, agit en régulateur de ces tendances ; il a pour but de les harmoniser pour éviter un déséquilibre, comme avec un talon de chaussure qui ne s’userait que d’un côté. Le sommeil est un régulateur thérapeutique. Au cours du sommeil, les muscles utilisés dans la journée se détendent naturellement, les circuits de pensées survoltés s’apaisent, la décharge énergétique est facilitée. Ainsi les gens se refroidissent – cool down – comme un moteur, et cela est programmé dans tout organisme humain, personne ne peut y échapper. Si jamais on s’écartait de ce schéma, disait l’auteur, les fondements même de l’existence seraient menacés.

    — Haruki Murakami, Sommeil (trad. Corinne Atlan)

    23 juin 2024
  • Faut-il faire ça, vraiment ? Acheter des maisons, les rénover, y vivre ? Il a quarante ans et il l’ignore. Il ne sait pas comment faire autrement. (p. 13)

    *

    J’ai le goût de bien m’installer dans la cave. (p. 15)

    *

    L’homme sera incapable, toujours et à jamais, de poser des tablettes. Tracer une ligne droite, il ne peut pas. (p. 17)

    *

    Il passe ses journées dans les mauvaises pièces. Quelques heures par jour à regarder le plancher de la cave, à respirer l’odeur humide du tabac dans la pièce vide du haut, à ne rien faire dans le bureau, à lire le dos des livres dans la bibliothèque. Faut-il accomplir quelque chose ? Réussir sa séparation ? Et à quoi le mesurerait-on ? (p. 23)

    *

    Ces scénarios de lui lisant dans la lumière du matin, un café à la main, ou travaillant à loisir dans le bureau ordonné, comment se les est-il construits ? Penser qu’il puisse vivre seul, comment cette idée a-t-elle bien pu s’installer ? (p. 33-34)

    *

    L’homme contient en lui les promesses d’un projet. Mais non, rien n’arrive à l’homme lorsqu’on le laisse tranquille. Ce n’est pas à quarante ans qu’il va entreprendre quelque chose de grand. (p. 71)

    *

    S’il pouvait donner un cours sur lui, il le ferait. (p. 82)

    *

    Le faisceau des réverbères reste immobile, mais on sent une sorte de mouvement, dans le vide au-dessus des rues, dans les cours désertes, entre les maisons qui n’en finissent plus d’être habitées par des gens qui ne sont pas soi. (p. 86-87)

    *

    L’homme imagine toutes les conspirations, toutes les adorations. Serait-il possible que ses voisins se réunissent pour parler de lui, qu’ils échangent des photos, copient des films que, plus tard, une fois seuls, ils écoutent en silence ? (p. 105)

    — Patrick Nicol, la Notaire

    19 juin 2024
  • On est le 30 septembre et dehors, il fait gris. Aujourd’hui des milliers, des dizaines de milliers de gens partiront, rendant leur dernier souffle, tandis que des enfants naissent, dodus. Et toutes ces bêtes, dans les villes, les plaines, les forêts, ces organismes fantastiques, saisis par millions en cet immense mouvement d’évolution, qui existent de façon indéniable. Et les cinq océans qui charrient plus d’un milliard de tonnes d’eau peuplées par la vie. Et les profondeurs géologiques çà et là qui remuent, sensiblement. Et les corps célestes qui se déplacent, le soleil qui succède à la lune – c’est, comme on dit, l’ordre naturel, la Nature, voilà, toujours la même, toujours changeante et qui ne manque jamais de nous paraître un peu, disons, grandiloquente en sa magnificence même.

    — Charles-Philippe Laperrière, Gens du milieu

    19 juin 2024
  • La mort est du domaine de la foi.

    Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr. Ça vous soutient !

    Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira… est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ?

    — Jacques Lacan

    29 mai 2024
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