Renaud Jean

  • Lectures, etc.
  • Au hasard
  • Auteurs cités
    • Instagram

  • Plus tard, quand il sera presque entièrement immobile, il pourra encore parcourir, par un effort d’imagination, le monde et ses mystères. Il évoquera quelques fois, vers la fin, une hypothèse en astrophysique proposant que notre univers soit à l’intérieur d’un trou noir situé dans un autre univers, une idée qu’il trouve envoûtante. Je ne comprends pas grand-chose à ces théories, mais en tant que métaphore, cela me séduit moi aussi. Que tout un monde puisse se déplier dans l’obscurité absolue, origami céleste, m’inspire une sorte de révérence mêlée d’effroi.

    L’être est avalé par le non-être, pour être régurgité sous une forme nouvelle dans le monde qui se trouve de l’autre côté du vide.

    — Simon Brousseau, Chaque blessure est une promesse

    16 octobre 2023
  • Bost a beaucoup misé sur Faillite, un roman auquel il tenait particulièrement mais qui ne rencontra pas le succès qu’il espérait. Dans les mois qui suivent la publication, il se désole de la faible réception du roman : « Depuis ce temps, Faillite a paru, et peut-être déjà disparu. Sans bruit. À chaque livre nouveau se produit le même petit événement : on croyait qu’il aurait aux yeux des autres un peu, au moins, de l’importance qu’il avait aux yeux de l’auteur. Et puis non. Ils sont trop. On prend son numéro et l’on passe, comme au tourniquet. J’en prends un peu l’habitude ; il m’arrive de me consoler en pensant à plus tard, mais ce sont des choses qu’on ne dit pas trop, et qu’il ne faut pas dire. » […]

    Malgré la déception de Bost, la réception de Faillite fut assez positive. […] Mais ces témoignages d’appréciation ne le rassurent que momentanément, ils ne suffisent pas à le conforter dans sa voie ; sa confiance est ébranlée : « Voilà vraiment ce qui m’a consolé, montré que, tout de même, le livre existe, que j’ai bien fait de l’écrire, que j’ai le droit d’espérer mieux maintenant. Mais justement, je crois savoir que mon prochain roman sera moins bon. Et ma grande hésitation vient de là. Tout se passe comme si j’avais moins confiance en moi. » Et il conclut : « En somme, si je compte bien, il y a à peu près un an que je n’ai rien fait. Durant toute cette année, j’ai surtout corrigé des épreuves. Et je me pose tant de questions, maintenant, sur ce que je dois faire, sur mes possibilités, sur mes devoirs et sur mes limites exactes, que je ne sais quand je recommencerai quelque chose. Et je comprends qu’un écrivain plus accessible à ce genre d’inquiétudes ait une vie bien tourmentée. Mon Dieu ! je ne voudrais pas en venir là ! Je voudrais travailler tranquille, et bien ! » Certes, les écrivains qui ne connaissent pas des périodes de doutes sont rares ; il est même probable que les meilleurs écrivains soient habités par le doute. Tout de même, la réaction de Bost indique qu’il traverse une période difficile.

    — François Ouellet, « Le réalisme incisif de Pierre Bost », préface de Faillite, éditions de la Thébaïde

    15 octobre 2023
  • Il remonta la Seine jusqu’à son entrée dans Paris, et là, il acheta du pain qu’il alla manger sur la berge. Il était onze heures du matin ; l’eau du fleuve était propre, et des chalands, traînés comme de grandes bêtes, remontaient lentement en résistant de tout leur ventre ; des mariniers, sur des péniches, déjeunaient. Brugnon regardait tout cela et, comme font toujours ceux qui veulent échapper à eux-mêmes, il se demandait si le salut ne serait pas dans une vie simple et naïve, semblable à la vie de ces mariniers ou de ce fleuve calme.

    — Pierre Bost, Faillite

    15 octobre 2023
  • — […] Je crois surtout que j’aimerais mieux ne rien faire.

    — Ah ?

    Brugnon avait dit : Ah ? d’une voix un peu étranglée. Cette réponse de Florence l’avait très durement frappé. « J’aimerais ne rien faire », avait-elle dit. Et lui, qui avait passé sa vie à détester et mépriser ceux qui ne font rien, il découvrait l’un d’eux en face de lui, et c’était justement la femme qui lui plaisait, à laquelle il s’efforçait de plaire. Il pensa à Simone, qu’il avait aimée parce qu’elle travaillait, parce que, comme lui, elle méprisait la paresse. La paresse ; il n’avait jamais cherché ce qu’on entend au juste par ce mot ; il ne savait sous quelles formes elle peut se présenter dans la vie. Pour lui, la paresse était figurée par le souvenir de quelques employés peu soignés, engagés par erreur et chassés le sixième jour. Ou encore par un de ses anciens amis qui, enrichi par un héritage, avait renoncé au travail et finissait sa vie dans le luxe, sans métier. Il avait rompu aussitôt avec cet ami. La paresse, c’était cela, quelque chose de répugnant, qu’il n’osait approcher et voici qu’il en voyait devant lui un visage nouveau, gracieux et désirable ; voici que la paresse le regardait en souriant et lui disait : c’est moi que tu cherches, c’est moi que tu veux, c’est moi que tu aimes…

    — Pierre Bost, Faillite

    15 octobre 2023
  • — En effet, monsieur, les morts n’ont plus de maladies. Les temps anciens sont simples, comme une cathédrale à l’horizon, et sains, comme ces gens qui vous écrivent tous les six mois et ne parlent pas de leurs rhumes. Ce sont toujours vos enfants à vous qui se pincent le doigt dans des portes. Les autres, mon Dieu ! on n’en parle pas. Vous regardez le passé au télescope, et le temps présent à la loupe ; voilà pourquoi vous les voyez si différents.

    — Pierre Bost, Faillite

    15 octobre 2023
  • Son mode de suicide fut saisissant et tel qu’on le pouvait attendre d’un si bizarre caractère. Manifestement plein de mépris envers la vanité des enterrements, il était allé dans un petit canyon non loin du champ de manœuvre et s’était fait sauter à la dynamite en un million de fragments, si bien qu’on n’avait plus retrouvé que de minuscules parcelles d’os et de chair.

    — W. C. Morrow, « Une vengeance originale », le Singe, l’Idiot et Autres Gens (trad. George Elwall)

    9 octobre 2023
  • Je me rendis en ville, ma valise à la main. Il y régnait un silence pesant. Rien ne bougeait. L’état de dévastation était encore plus grand qu’il ne le laissait supposer vu du bateau. Pas une seule construction intacte. Des débris amoncelés dans les terrains vagues où s’étaient dressées autrefois des maisons. Les murs s’étaient écroulés, des escaliers débouchaient sur le vide. Des arches s’ouvraient sur de profonds cratères. On avait peu fait pour remédier à cette destruction massive. Seules les artères principales avaient été déblayées ; quant aux autres, elles avaient disparu. Des petits sentiers, comme des pistes d’animaux, mais faits par des hommes, serpentaient entre les décombres. Je cherchai en vain quelqu’un qui pût m’indiquer le chemin. La ville entière semblait désertée. Enfin, le sifflement d’un train me guida jusqu’à la gare, un petit bâtiment de fortune construit avec des matériaux récupérés dans les ruines, qui me fit penser à un décor de cinéma mis au rebut. Même ici, il n’y avait pas âme qui vive, bien qu’un train vint probablement de quitter la gare. Il était difficile de croire que celle-ci était encore en service, que quelque chose fonctionnait encore. J’étais envahi par un sentiment d’incertitude quant à la réalité de ce qui m’entourait et de moi-même. Ce que je voyais n’avait pas de consistance, ce n’était que brume et nylon, avec rien au-delà.

    — Anna Kavan, Neige (trad. Ronald Blunden)

    30 septembre 2023
  • Nous autres hommes, qui sommes-nous ? Sommes-nous vrais, sommes-nous faux ? Figures de papier, simulacres incréés, ombres inexistantes sur la scène d’une pantomime de cendres, bulles soufflées par la paille d’un prestidigitateur ennemi ?

    S’il en est ainsi, rien n’est vrai. Pire encore : rien n’existe, toute chose n’est qu’un zéro prisonnier de lui-même. Tous apocryphes, mais apocryphe aussi celui qui nous dirige ou nous refrène, nous assemble ou nous divise : des riens métaphysiques, lui et nous, résultats embrouillés d’une erreur récidivée ; nez de carnaval sur des crânes pleins de trous et d’absence…

    — Gesulado Bufalino, les Mensonges de la nuit (trad. Jacques Michaut-Peternò)

    21 septembre 2023
  • À compter de ce jour, Will déborda d’espoirs et de désirs nouveaux. Il y avait toujours quelque chose pour faire vibrer en lui la corde sensible. L’eau vive emportait ses attentes avec elle lorsqu’il rêvait penché sur sa surface fuyante. Le vent qui courait sur la cime des arbres innombrables le saluait de ses encouragements. Le mouvement des branches l’invitait à descendre. Contournant les saillies de la roche, enchaînant les virages pour disparaître toujours plus vite au fond de la vallée, la route qui s’ouvrait devant lui le torturait de ses sollicitations. Il passait de longues heures à contempler du haut de l’éminence le cours de la rivière, les terres grasses qui s’étendaient au loin, à observer les nuages poussés par le vent paresseux et les ombres violettes qu’ils traînaient sur la plaine. Il lui arrivait aussi de flâner sur le bord du chemin et d’accompagner du regard les diligences qui descendaient la pente à grand bruit le long de la rivière. Tout ce qui passait, quoi que ce fût – un nuage, un coche, un oiseau ou l’eau brune du torrent – lui semblait emporter son cœur à sa suite dans l’extase du désir.

    Les hommes de science nous disent que tous les périples des navigateurs, toutes ces contremarches des races et des tribus qui perturbent l’histoire ancienne de leur poussière et de leur rumeur, ne découlaient de rien de plus abscons que les lois de l’offre et de la demande, et de la quête instinctive d’un pain quotidien peu coûteux. Tout esprit pénétrant n’y verra qu’une terne et pitoyable explication. Si les tribus qui affluaient du Nord et de l’Est avançaient en effet sous la pression de celles qui les suivaient, elles répondaient en même temps à l’attrait magnétique du Sud et de l’Ouest. Elles avaient eu vent du prestige d’autres terres. Le nom de la Ville Éternelle avait résonné à leurs oreilles. Ce n’étaient pas des colons mais des pèlerins. Ils avaient beau marcher vers le vin, l’or et le soleil, leurs cœurs poursuivaient de plus nobles desseins. Cette divine fébrilité, cette vieille excitation qui aiguillonne l’humanité et fait toute la grandeur de ses succès et toute la misère de ses échecs, celle même qui déploya ses ailes avec Icare, qui jeta Christophe Colomb sur les flots désolés de l’Atlantique, inspirait et soutenait ces barbares dans leur marche hasardeuse.

    — Robert Louis Stevenson, Will, l’homme du moulin (trad. Nicolas Waquet)

    14 septembre 2023
  • La tentation, souvent, peut surgir de renoncer, d’abandonner l’ouvrage en cours. Mais il y a une chose qu’il ne faut jamais perdre de vue dans les périodes de sécheresse ou de doute, c’est qu’il y a toujours quelque chose d’exponentiel dans le travail de l’écriture. Il y a un moment où, après de longs efforts infructueux, l’écriture, qui semblait nous résister, qui semblait se refuser à nous, se libère de façon continue dans des proportions grandissantes. Lorsqu’on cale sur un passage, il faut garder présent à l’esprit qu’on prépare le terrain à l’élan futur qui finira par porter notre travail. Ce n’est que par la régularité, par la constance dans l’effort, qu’on parviendra à activer ce côté exponentiel de l’écriture. Il faut être tenace. Que cela vienne ou non, que cela marche ou pas, il faut s’accrocher, tenir bon, serrer les dents, poursuivre les efforts dans la solitude et l’aridité. Car quelque chose d’invisible travaille en nous de façon souterraine et, quand la vague surgira, son déferlement sera proportionnel à la constance de l’effort consenti au préalable.

    — Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain

    12 septembre 2023
  • Wakefiel
    11 septembre 2023
  • Les artistes ne découvrent rien de nouveau, ils apprennent seulement à comprendre de mieux en mieux le secret qui leur a été confié au début, et leur création est une exégèse continuelle, un commentaire de cet unique verset imposé. D’ailleurs, l’art n’éclaircit pas jusqu’au bout ce secret. Ce nœud de l’âme n’est pas un faux nœud qui se défait lorsqu’on en tire un bout. Au contraire, il se resserre. Nous le tripotons, nous suivons le fil à la recherche de son extrémité, et l’art naît de ces manipulations.

    – Bruno Schulz, « Lettre à S. I. Witkiewicz » (trad. Thérèse Douchy)

    6 septembre 2023
  • L’amitié, est-ce bien ça qui existe entre eux ? Une autre question qui vient le tracasser. On n’a donc jamais la paix en dedans ? On est toujours poursuivi par les choses qui nous arrivent, par les gens ? Le doute ne nous quitte jamais ?

    — André Major, le Cabochon

    +

    23 août 2023
  • Sous ces couloirs aux carreaux scintillants se trouvaient les chambres, sur plusieurs niveaux, qui s’enfonçaient loin dans la terre. Dans chaque chambre se tenait un être humain, en train de manger, de dormir, ou de produire des idées. Et c’était là, profondément enfouie dans cette ruche, que sa propre chambre l’attendait.

    — E. M. Forster, La Machine s’arrête, (trad. Laurie Duhamel)

    +

    10 août 2023
  • Alors… l’été avança, chaud et sec et magnifique, si magnifique que ça vous brisait le cœur de le voir en sachant qu’il n’était pas éternel : cette lumière éclatante vibrant au-dessus du désert, les montagnes pourpres dérivant sur l’horizon, les houppes rose des tamaris, le ciel sauvage et solitaire, les vautours noirs qui planent au-dessus des tornades, les nuages d’orage qui s’amassent presque chaque soir en traînant derrière eux un rideau de pluie qui n’atteint que rarement la terre, la torpeur du midi, les chevaux qui se roulent dans la poussière pour sécher leur sueur et se débarrasser des mouches, les somptueuses aubes qui inondent la plaine et les montagnes d’une lumière irréelle, fantastique, sacrée, les cactus cierge qui déploient et referment leurs fleurs le temps d’une seule nuit, les rayons de lune qui tombent à l’oblique par la porte ouverte de ma chambre, dans le baraquement, la vue et le bruit de l’eau fraîche tombant goutte à goutte d’une source après une longue journée dans le désert… Je pourrais citer mille choses que j’ai vues et que je n’oublierai jamais, mille merveilles et mille miracles qui touchaient mon cœur en un point que je ne maîtrisais pas.

    — Edward Abbey, le Feu sur la montagne (trad. Jacques Mailhos)

    8 août 2023
←Page précédente Page suivante→