Renaud Jean

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  • Puis cette question fondamentale : aurai-je l’air aussi désastreux à soixante-dix ans ? Devenir un monstre est-il le prix à payer pour rester en vie aussi longtemps ? Cette dépression, que je n’arrive pas à mater, gangrène mon âme. Je le sais. Un jour, mon corps n’aura plus la force de la museler. Elle se mettra à fuir de partout. Je commence à remarquer ces naufrages chez les autres. Des bons gars inquiets à trente ans qui deviennent paranoïaques à cinquante. Ou des natures paisibles qui deviennent lymphatiques.

    — Michael Delisle, « Chauffeur un été », Rien dans le ciel

    29 mai 2024
  • Si le voyageur a achevé un taureau en se rendant au village, il est de son devoir de le signaler au village, là-dessus un groupe d’hommes se constituera et se mettra en route vers l’endroit indiqué pour ramener le monstre au village.

    Ensuite le taureau sera embroché et rôti sur la place du village.

    Chacun recevra son morceau de viande rôtie. On en donnera même au voyageur.

    Les testicules de l’animal cependant sont réservés au maire, on les donne toujours à sa bonne qui à son tour les apporte à la cuisine de la mairie, les donne à la cuisinière du maire qui les fait revenir dans la graisse chaude en y ajoutant des herbes rares et les met dans l’assiette du maire.

    Le maire, après avoir ingurgité les couilles du taureau, se rend sur la place du village où l’on fait tourner sur le feu ce qui reste du taureau embroché.

    Habituellement le maire se joint toujours aux villageois pour partager avec eux un morceau de viande. On raconte pourtant que le maire a contracté cette habitude pour des raisons d’ordre psychologique plutôt que gastronomique, que le repas au milieu de la population lui permet de soigner une certaine popularité. Durant le festin on se penche sur les problèmes du village. Le maire apprend les problèmes du village par la bouche de ses administrés et agit en conséquence. On prétend que c’est de la psychologie et on le dit fin psychologue. Il peaufine son affabilité, dit-on. Certains chuchotent en secret que, dans sa jeunesse en ville, il a fait des études de philosophie économique pendant deux semestres, ce qui l’aurait complètement abruti. Mais on n’en est pas vraiment sûr. Il se pourrait aussi qu’on fasse courir ce genre de bruit pour que personne n’y croie. La discussion est ouverte : le maire est-il un abruti, oui ou non ?

    Les uns disent que oui. Le seul fait qu’on cherche à le cacher en faisant courir ce bruit dont le seul but est que personne ne marche, que personne n’y croie, en est une preuve suffisante. C’est par ce biais qu’on cherche à cacher que le maire est devenu un abruti, car, prétendent les partisans de son abrutissement, et ils n’ont pas tout à fait tort, seule une vérité incroyable peut à son tour rendre incroyable une autre vérité incroyable ; ce sont en général les intellectuels du village qui tiennent ce genre de discours ;

    les autres disent que non, impossible que le maire soit un abruti, cette rumeur n’est qu’une machination malveillante de ceux qui veulent lui nuire, parce qu’ils lui envient son honorable fonction et qu’ils ne veulent pas le créditer de tout le bien qu’il fait au village.

    Mais on n’en discute pas volontiers, seulement en cachette, en catimini et toujours derrière les murs protecteurs des granges. Car la politique a toujours été un sujet brulant, ce qu’on sait même au village.

    Une fois ingurgités ses deux morceaux de taureau rôti, le maire quitte ses administrés et se retire dans sa mairie. Avant de disparaitre derrière la porte de la mairie, il lève la main droite pour saluer et adresse un sourire aux villageois.

    Puis le portail de la mairie se referme sur lui.

    Les villageois mangent alors ce qui reste du taureau.

    Une fois le festin fini, même les chats et les chiens reçoivent leur part. Ensuite on enterre le squelette de l’animal au nord du village, derrière le mur du cimetière.

    Le lendemain sur la place du village, tu vois des cercles noirs sur les pavés de calcaire blanc, des traces de charbon de bois, dans l’air flotte encore l’odeur du bois brulé, du suif brulé, et l’odeur de tannerie ; les peaux sont tendues dans les cours pour le séchage et battent au vent.

    — Gert Jonke, Roman géométrique de terroir

    26 mai 2024
  • Plus jeune, j’aspirais à voyager davantage, plus loin, à l’étranger, à me trouver en perpétuel mouvement, pour sortir, vivre vraiment, mais après coup, j’ai compris que ce que je cherchais se trouvait ici, en moi-même, dans tout ce qui m’entoure, dans ce gagne-pains qui devinrent mes emplois véritables, dans le caractère lancinant du quotidien, dans les yeux de ceux que je croise quand mon regard s’attarde.

    — Ia Genberg, les Détails (trad. Anna Postel)

    17 mai 2024
  • Dans les articles sur l’inquiétude, on lit le plus souvent qu’elle a été positive et qu’elle s’est inscrite dans notre nature à travers l’évolution. L’inquiétude nous poussait à vérifier que le feu était bien éteint, que les enfants respiraient, elle nous protégeait, nous enseignait à nous protéger nous-mêmes et les autres. La sélection était vite vue : les hommes préhistoriques qui scrutaient anxieusement l’orée des bois pour s’assurer de l’absence de bêtes sauvages survivaient, tandis que ceux qui pénétraient avec insouciance entre les arbres se faisaient dévorer. Nous qui vivons actuellement sommes les descendants de nos aïeux anxieux.

    — Ia Genberg, les Détails (trad. Anna Postel)

    17 mai 2024
  • Les hommes-creux habitent dans la pierre, ils y circulent comme des cavernes voyageuses. Dans la glace ils se promènent comme des bulles en forme d’hommes. Mais dans l’air ils ne s’aventurent, car le vent les emporterait.

    Ils ont des maisons dans la pierre, dont les murs sont faits de trous, et des tentes dans la glace, dont la toile est faite de bulles. Le jour ils restent dans la pierre, et la nuit errent dans la glace, où ils dansent à la pleine lune. Mais ne voient jamais le soleil, autrement ils éclateraient.

    Ils ne mangent que du vide, ils mangent la forme des cadavres, ils s’enivrent de mots vides, de toutes les paroles vides que nous autres nous prononçons.

    Certaines gens disent qu’ils furent toujours et seront toujours. D’autres disent qu’ils sont des morts. Et d’autres disent que chaque homme vivant a dans la montagne son homme-creux, comme l’épée a son fourreau, comme le pied a son empreinte, et qu’à la mort ils se rejoignent.

    — René Daumal, le Mont Analogue

    13 mai 2024
  • — Oui. Vers l’âge de six ans, j’avais entendu parler de mouches qui piquent les gens pendant leur sommeil ; quelqu’un avait fait cette plaisanterie que « quand on se réveille on est mort ». Cette phrase m’obsédait. Le soir, dans mon lit, la lumière éteinte, j’essayais de me représenter la mort, le « plus rien du tout » ; je supprimais en imagination tout ce qui faisait le décor de ma vie et j’étais serré dans des cercles de plus en plus étroits d’angoisse : il n’y aura plus « moi »… moi, qu’est-ce que c’est, moi ? – je n’arrivais pas à le saisir, « moi » me glissait de la pensée comme un poisson des mains d’un aveugle, je ne pouvais plus dormir. Pendant trois ans, ces nuits d’interrogation dans le noir revinrent plus ou moins fréquemment. […]

    — Et puis vous avez grandi, vous avez étudié, et vous avez commencé à philosopher, n’est-ce pas ? Nous en sommes tous là. Il semble que vers l’âge de l’adolescence, la vie intérieure du jeune être humain se trouve soudain aveulie, châtrée de son courage naturel. Sa pensée n’ose plus affronter la réalité ou le mystère en face, directement ; elle se met à les regarder à travers les opinions des « grands », à travers les livres et les cours des professeurs. Il y a pourtant là une voix qui n’est pas tout à fait tuée, qui crie parfois, – chaque fois qu’elle le peut, chaque fois qu’un cahot de l’existence desserre le bâillon, – qui crie son interrogation, mais nous l’étouffons aussitôt. Ainsi, nous nous comprenons déjà un peu. Je puis vous dire, donc, que j’ai peur de la mort. Non pas de ce qu’on imagine de la mort, car cette peur est elle-même imaginaire. Non pas de ma mort dont la date sera consignée dans les registres de l’état civil. Mais de cette mort que je subis à chaque instant, de la mort de cette voix qui, du fond de mon enfance, à moi aussi, interroge : « Que suis-je ? » et que tout, en nous et autour de nous, semble agencé pour étouffer encore et toujours. Quand cette voix ne parle pas – et elle ne parle pas souvent ! – je suis une carcasse vide, un cadavre agité. J’ai peur qu’un jour elle ne se taise à jamais ; ou qu’elle ne se réveille trop tard – comme dans votre histoire de mouches : quand on se réveille, on est mort.

    — René Daumal, le Mont Analogue

    13 mai 2024
  • « Essayez de patienter ! Il faut que vous restiez ainsi encore un peu. » « Oui, Professeur, mais c’est dur, très dur… » « Il faut vous tenir tranquille : c’est le seul moyen de le supporter. Vous auriez dû vous tenir tranquille toute votre vie… » « Que voulez-vous dire ? » Il se pencha vers mon oreille. Sa voix n’était qu’un souffle, nous étions tous les deux seuls à l’entendre. « Vous avez vu cette histoire de court-circuit, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est arrivé uniquement parce que vous vous êtes entêté à crier, parce que vous n’avez pas cessé de protester toute votre vie, de vous agiter. Vous n’avez pas senti, chaque fois que vous avez agi ainsi, que votre tête était sur le point d’éclater ? L’afflux de sang embouteille ces délicates veinules. Autour de l’une d’elles, commence à se former un agglomérat de vaisseaux sanguins. C’est comme ça qu’a débuté toute l’histoire de votre tumeur… » « Oui, je vois ce que vous voulez dire. Je crois que je comprends… Mais comprenez-moi, Professeur ! Comment aurais-je pu m’en empêcher… avec toute cette injustice… toute cette cruauté… toutes ces passions avides, égoïstes ?… Quand je n’étais qu’un enfant… on me punissait… et j’étais absolument innocent… Personne n’écoutait ma défense… On me claquait simplement la porte au nez… En réponse, je me jetais sur cette porte, je la cognais avec mes poings… Il est des choses qu’on ne peut pas supporter… » « Mais si, on peut… Et qui plus est, vous le devez… » « Je comprends, je vois où vous voulez en venir… J’aurais dû me tenir tranquille… prendre les choses facilement. Vous voulez que je me calme. Eh bien, regardez-moi maintenant. Est-ce mieux ? »

    — Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne (trad. Françoise Vernan)

    10 mai 2024
  • Ces trains devaient avoir une destination, un jour ou l’autre ils l’atteindraient.

    — Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne (trad. Françoise Vernan)

    10 mai 2024
  • Au fond des garde-robes se trouvent des portes, d’autres sont dissimulées derrière des armoires. Des trappes secrètes s’ouvrent au pied des murs ou au plafond. Elles donnent accès à des passages derrière lesquels chaque fois la fête se poursuit. (p. 111-112)

    *

    Le texte se réinvente et se répète. Le lisant, j’avance comme dans un labyrinthe. Je repasse par les mêmes chemins et me perd pendant que le texte bégaie, se redit. (p. 114)

    *

    Son programme politique s’adresse aux sous-sols, aux cavernes, aux tunnels, aux caveaux, aux villes souterraines, aux terriers, aux termitières, aux abysses, aux peuples qui en secret y vivent. (p. 132)

    *

    Sur plusieurs pages n’apparaît nulle part la raison de l’enquête. On pourrait croire qu’elle est cachée entre les lignes. (p. 133)

    — David Clerson, les Années désertées

    1 mai 2024
  • Nous ne faisons pas venir, ajoutai-je, du vin des pays étrangers parce que nous manquons d’eau ou d’autres choses à boire, mais parce que cette boisson est un liquide spécial, qui nous rend joyeux en nous faisant perdre la raison ; il dissipe toutes les pensées mélancoliques, fait naître en nos cerveaux des images désordonnées et extravagantes, relève nos espoirs et chasse nos craintes, mais nous prive complètement pour un temps de l’usage de notre raison et nous rend même incapables de nous servir de nos membres ; enfin il nous fait tomber dans un profond sommeil. Il faut reconnaître pourtant qu’on se réveille toujours malade et découragé, et que l’habitude de cette boisson provoque des maladies qui martyrisent et raccourcissent notre vie.

    — Jonathan Swift, Voyages de Gulliver (trad. Jacques Pons)

    26 avril 2024
  • « Est-ce que tu vas mieux ? »
    Des connaissances

    Eh bien non, je ne vais pas mieux. Alors qu’elle est de toute évidence mue par la sollicitude, cette question ne manque jamais de provoquer une légère agressivité dont la violence rentrée suscite en moi le désarroi. À l’injonction d’aller mieux et de retourner à la vie active, quelque part obscure de moi se refuse manifestement. Appartenir à la maladie, est-ce l’alibi trouvé pour s’installer dans ce temps du flottement, ce temps du rêve, de l’irréel ? Pour appartenir à cette autre réalité, parallèle, celle du corps d’avant le dressage ? Pour renouer avec l’organique, avec l’animal et la plante en soi, avec ces pulsions asociales auxquelles on ne s’abandonne totalement que dans un sommeil peuplé d’hallucinations révélatrices dont, le plus souvent, on ne veut rien savoir ? Devenir un gigantesque acte manqué accomplissant le désir de déliaison que tout le monde fuit dans un emploi chargé et dynamique. Il y a si peu d’espace pour accueillir cela, les bribes de soi qui se laissent flotter dans l’air jusqu’à flirter avec la désintégration. Si peu de temps hors la maladie et la grossesse pour les plongées dans la grotte, dans les miasmes, « tout près du cœur sauvage de la vie », comme l’écrivait Clarice Lispector, citant Joyce.

    — Frédérique Bernier, Chimères

    17 avril 2024
  • Je cherchais K… dans les lits. J’ai reconnu des têtes, on s’est fait un signe. Je marchais sans faire de bruit le long des lits. Je cherchais K…

    J’ai demandé à l’infirmier qui était près du poêle :

    — Où est K… ?

    Il m’a répondu surpris :

    — Ben quoi, tu es passé devant. Il est là.

    Et il me désignait, vers la porte, un des lits devant lesquels j’étais en effet passé. Je suis revenu sur mes pas et, dans les lits proches de la porte, j’ai regardé chaque tête sur son oreiller.

    Je n’ai pas vu K… Arrivé près de la porte, je me suis retourné et j’ai vu un type qui était couché lorsque j’étais passé la première fois et qui venait de se relever et se tenait appuyé sur ses coudes. Il avait un long nez, des creux à la place des joues, des yeux bleus à peu près éteints et un pli de la bouche qui pouvait être un sourire.

    Je me suis approché de lui, je croyais qu’il me regardait ; je me suis approché très près, puis j’ai déplacé ma tête sur le côté ; la sienne n’a pas bougé et sa bouche a gardé le même pli.

    Je suis allé alors vers le lit voisin et j’ai demandé à celui qui était couché :

    — Où est K… ?

    Il a tourné la tête et m’a désigné celui qui était appuyé sur ses coudes.

    J’ai regardé celui qui était K… J’ai eu peur, peur de moi. Pour me rassurer, j’ai regardé d’autres têtes, je les reconnaissais bien, je ne me trompais pas, je savais encore qui ils étaient. L’autre était toujours appuyé sur ses bras, la tête pendante, la bouche entrouverte. Je me suis approché de nouveau, j’ai penché la tête au-dessus de lui, j’ai longtemps regardé les yeux bleus, puis je me suis écarté : les yeux n’ont pas bougé.

    Je regardais les autres. Ils étaient calmes, je les reconnaissais toujours, et, sûr que je les reconnaissais toujours, je suis revenu aussitôt vers lui.

    Je l’ai regardé alors par-dessous, je l’ai examiné, je l’ai tellement regardé que j’ai fini par lui dire, pour voir, à voix très basse, de tout près :

    — Bonsoir, mon vieux.

    Il n’a pas bougé. Je ne pouvais pas me montrer davantage. Il gardait cette espèce de sourire sur la bouche.

    Je ne reconnaissais rien.

    J’ai fixé alors le nez, on devait pouvoir reconnaître un nez. Je me suis accroché à ce nez, mais il n’indiquait rien. Je ne pouvais rien trouver.

    — Robert Antelme, l’Espèce humaine

    16 avril 2024
  • J’ai l’impression que ces temps-ci, on demande beaucoup à la littérature de porter des paroles, de défendre des thèses, à la limite de passer des messages. Mais j’ai parfois peur, quand ces injonctions-là pèsent très lourd, que la part de sauvagerie, dont pour moi la littérature a la garde, se perde. Ce qui de nous résiste à la sociabilité me semble précieux. Un peu comme la part d’un lac qui lui sert de poumon.

    — Frédérique Bernier

    6 avril 2024
  • J’ai mis des années à assembler à nouveau les pièces de cette image que je vois encore, comme un tableau de Hopper. Toute mon enfance à la maison est enregistrée dans ma tête comme des diapositives de peintures de Hopper, avec la même solitude poisseuse et mystérieuse. Et je m’y vois comme un des personnages assis sur un lit défait, avec un livre abandonné sur une chaise nue, ou regardant par la fenêtre ou assis à côté d’une table dégarnie, contemplant un mur vide. […] Et si Hopper disait qu’il peignait parce qu’il ne pouvait pas dire ça avec des mots, moi j’écris avec des mots parce que, bien que je le voie, je suis incapable de le peindre. Et je vois toujours les choses comme lui, à travers des fenêtres ou des portes mal fermées. Et ce que je ne savais pas, j’ai fini par le savoir. Et ce que je ne sais pas, je l’invente et c’est également vrai.

    — Jaume Cabré, Confiteor (trad. Edmond Raillard)

    2 avril 2024
  • J’aurais plutôt le chic pour les longues périodes d’inaction pendant lesquelles je rêvasse en pure perte. Je n’ai pas la sottise de croire que je bâtis une « œuvre ». Je ne crois pas un seul instant que le Québec vivra plus mal si je fais une sieste en milieu d’après-midi.

    — Gilles Archambault

    29 mars 2024
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