Renaud Jean

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  • Charley resta silencieux. Jour après jour la sensation qu’il avait d’être blessé par tout le monde, par la vie elle-même, grandissait et le bâillonnait.

    — Henry Green, Back (trad. Claire Fargeot, Anne Villelaur et Martine Bourgarel)

    15 mars 2024
  • Thomas se réveille […] il voit son doigt recousu, Je dois être au CHUM, par la porte ouverte de sa petite chambre il observe le fourmillement des infirmières et des médecins, il entend des murmures, des bruits de pas, il se sent aspiré par cette béance, ce rectangle lumineux découpé dans le mur, il lévite, flotte en dehors de sa chambre, et soudain il traverse un mur et se retrouve dans le réseau pneumatique de l’hôpital, au milieu des prélèvements et des remèdes, il monte à bord d’une capsule de plastique et file à toute vitesse, à très exactement vingt-deux kilomètres-heure, où désire-t-il aller, il traverse les pavillons, la cafétéria, se rend au centre de distribution où des robots actionnent leurs bras mécaniques, comptent les médicaments, les emballent aux côtés d’humains qui font des tâches similaires, Suis-je dans un film ? se demande-t-il, et alors il suit un robot, prend l’ascenseur qui lui est réservé, bifurque vers le pavillon D, ce pavillon qu’il a visité avec sa mère il y a quelques mois, espérant un jour y travailler, le pavillon D qui compte pas moins de dix-neuf étages, avec bon nombre de recoins, de corridors et de détours, dix-neuf étages peuplés de travailleuses et de travailleurs acharnés qui inspectent, auscultent, aident, tâtent, mesurent, mais aussi mangent, défèquent, pleurent, parfois dorment, il les observe qui fourmillent dans les couloirs, dans les chiottes, dans les bureaux, chaque espace est aménagé pour répondre à une fonction précise, mais Thomas se demande qui de ces gens connaît vraiment le CHUM, qui en a visité tous les corridors, les détours et les recoins, il parcourt les allées labyrinthiques, traverse les murs, Tiens, qui peut dire ce qui se trouve derrière la quatorzième porte du sixième étage, pas celle du corridor principal, non, celle qui se trouve dans le couloir excentré, en coude, accessible uniquement par cet autre passage où seuls les employés peuvent circuler, Thomas n’avait pas vu cet endroit lors de sa visite mais maintenant il le peut, il se déplace à travers les dix-neuf étages du pavillon D, s’immisce sous les portes, par les trous de serrure, nombreuses sont les pièces où il faut un code d’accès, un mot de passe, un badge que l’on passe devant un détecteur ou tout simplement une clé, nombreuses sont les pièces où il est interdit de s’aventurer, De ces pièces qui connaît tous les secrets, se demande-t-il, qui sait ce qui se trouve derrière la quatorzième porte du sixième étage, le directeur l’ignore, il s’en tient à sa tâche, il dirige, c’est tout, et les médecins ne quittent pas leur pavillon, il doit bien y avoir des agents de sécurité qui ont accès à une vision globale, à une salle des caméras, comme dans les films d’espionnage, mais nombreux sont les lieux où l’intimité doit être respectée, une salle d’examen, un bureau prévu pour les négociations corsées, de celles qui ont lieu derrière des portes closes, Thomas n’ose pas entrer, il pense avec vertige que personne ne peut avoir une vue d’ensemble de la structure, l’architecte, peut-être, qui l’a dessinée, mais encore, Thomas sait trop bien comment il est facile pour l’entrepreneur de prendre quelques libertés, un pot-de-vin et hop, une salle secrète, un quatrième sous-sol, une trappe dans le mur, alors le CHUM, ce « nouvel hôpital » qui n’est en fait qu’une chimère, que l’amalgame de trois hôpitaux anciens que l’on a raboutés comme on a rabouté son doigt, il soigne, gué-rit, ressuscite, mais Thomas se demande si derrière cette porte ne se déroulent pas aussi des actions plus sombres, des sacrifices, des expérimentations que personne ne doit voir – et puis il se dit qu’il n’a rien à perdre, il se sent protégé, lové dans son environnement douillet, alors il y va, il traverse la quatorzième porte du sixième étage et derrière il n’y a ni sacrifice ni expérimentation, il n’y a que son corps, meurtri, déchiré, criblé de protubérances tubulaires qui le rattachent à cette machine, à cette électricité qui parcourt l’ensemble de l’hôpital, il se sent soudain enchaîné, captif, il a intégré la chimère, il a nourri la bête.

    — Étienne Goudreau-Lajeunesse, « Morphine », Cochoncetés

    5 mars 2024
  • Et moi, leur dit Henry, je suis votre voisin. Le peu d’argent dont j’ai besoin pour vivre, je le gagne en faisant des petits travaux de maçonnerie et de menuiserie à un dollar la journée, la plupart du temps pour des amis. Et si vous me voyez me baguenauder en plein après-midi avec ma canne à pêche sur l’épaule, sachez qu’en travaillant un jour sur sept, l’équivalent de sept semaines par année, je ne manque de rien. J’habite une petite maison très propre que j’ai bâtie de mes mains […]. Je suis riche, parce que ma richesse se calcule en heures ensoleillées et en jours de marche.

    — Louis Hamelin, Un lac le matin

    29 février 2024
  • Il cessa d’écrire : il n’avait plus rien à cacher.

    — Emil Cioran, Cahiers 1957-1972

    24 février 2024
  • Il y avait des gens de tous âges mais surtout des vieilles personnes que deux idées contradictoires avaient attirées : d’une part, elles avaient la désagréable impression que leur propre mort n’était pas bien loin et, hélas, se rapprochait et, de l’autre, une joie très nette qui l’emportait sur ces tristes considérations : ce Pierre était mort et eux étaient bien vivants. Ils se rendaient en général aux obsèques pour constater de manière irréfutable leur propre immortalité, fût-elle temporaire.

    — Gaïto Gazdanov, Dernier voyage (trad. Anne Flipo Masurel)

    19 février 2024
  • C’était en vivant dans sa cabane plutôt qu’en la dessinant que le primitif lui donnait une silhouette informe et libre. Au gré de ses besoins, il prolongeait le larmier, se bâtissait un fournil ou rehaussait le toit, accumulant les modifications, laissant se dégrader ce qui ne servait plus ; il réalisait une architecture du ventre : une architecture qui émanait des besoins tels qu’ils se présentent, spontanément et dans le désordre, au fil des jours.

    — Laurent Lussier, Monumentaux, illuminés

    4 février 2024
  • — Wim Wenders, Quand je m’éveille (1982)
    2 février 2024
  • Et la vie m’apparut rapide comme un train qui passe.

    — Guy de Maupassant, Adieu

    21 janvier 2024
  • Quoi qu’il s’en dise dans les livres, nulle émotion humaine n’a jamais duré ni ne durera jamais bien longtemps. Même si la plus forte brûlure revient vous visiter de temps à autre, elle connaît nécessairement des intervalles d’apaisement ou de rémission. Dans la vraie vie le chagrin le plus aigu trouve envers et contre tout à se calmer et finit par sécher ses larmes ; il n’est de désespoir si lourd qu’il n’atteigne un certain niveau, en dessous duquel il ne descendra pas, pour laisser à l’espoir, malgré que nous en ayons, une chance de renaître.

    — W. Wilkie Collins, Une belle canaille (trad. Éric Chédaille)

    20 janvier 2024
  • LES INSECTES ET LES CHAMPIGNONS

    ils ont connu le vent qui a abattu le chêne
    et senti les vibrations de sa chute
    mais ils ne conçoivent pas qu’un arbre est mort
    ils discernent une vie au-devant
    à travers la communauté de parasites,
    de microbes et de spores
    réfugiée sur ses racines encore
    attachées à la terre ;
    ils savent que
    la fin est dans le commencement
    et le commencement dans la fin

    — Sarah-Louise Pelletier-Morin, le Marché aux fleurs coupées

    9 janvier 2024
  • XIV.

    Un champ de recherche se développe depuis une décennie autour de l’umwelt des fleurs. Les écologues tentent de déconstruire l’idée que le végétal ne ressent rien, qu’il ne possède pas de monde affectif. Cette communauté d’individus pressent une sensibilité au-delà du mutisme, au-delà de l’immobilité.

    — Sarah-Louise Pelletier-Morin, le Marché aux fleurs coupées

    9 janvier 2024
  • Ce qui se passa par la suite – était-ce un rêve ? – se raconte à peine. Parce que cela échappe à notre expérience, on dira que c’est impossible et que la vie sépare les êtres, qu’elle est trop sérieuse pour tant d’allégresse ou trop tragique, parce qu’on meurt finalement et que tout est perdu de toute façon. Mais les incrédules oublient de vivre, et, pendant ce temps, quelque chose qui n’est pas le néant et qui est plus que la mort peut advenir. Quand cela advient, il y a comme une détente dans l’être, une éclaircie, quelque chose qui éclôt qui attendait au bord de l’être d’être enfin.

    — Simon Nadeau, le Monastère buissonnier

    28 Décembre 2023
  • À chaque jour suffit sa peur.

    — Nina Berberova, le Cap des Tempêtes (trad. Luba Jurgenson)

    11 Décembre 2023
  • Hikikomori est un mot japonais désignant un état psychosocial et familial, concernant en majorité des hommes, qui vivent coupés du monde et des autres, cloîtrés le plus souvent dans leur chambre pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, et ne sortant que pour satisfaire aux impératifs des besoins corporels.

    Ils se sentent accablés par la société, ont le sentiment de ne pas pouvoir atteindre leurs objectifs de vie et réagissent en s’isolant de la société.

    — Wikipédia

    3 Décembre 2023
  • C’est la remise de la maison, et c’est là que je vis. Depuis bientôt vingt ans. — Vingt ans ? dis-je, effarée. — Oui, vingt ans ! Ça fait un sacré bail ! Il y a vingt ans, vous n’étiez encore qu’un bout d’chou à tout petits petons, pas vrai ? Je me trompe ? Eh bien moi, il y a vingt ans, j’étais déjà un ado, mais qui sans la moindre hésitation a quitté l’école, transporté son lit dans la cabane qui sert de remise et commencé à vivre là… Mes parents ont probablement pensé que c’était une phase de rébellion qui ne durerait pas, mais grosse erreur ! Moi, J’y pensais depuis que j’étais gamin, pas plus grand que ça. Un jour, je me barrerai de chez ces cons… Cependant, je n’en avais pas l’occasion. Bah oui, il me fallait un endroit où aller. Et c’est précisément à cette époque qu’ils ont construit cette remise au fond du jardin. Une super construction sur deux niveaux, car, sachez-le, notre famille était dans l’agriculture il n’y a encore pas si longtemps, et c’est pour ça, pour ranger les outils, qu’ils l’ont faite à un étage. Moi, ça ne m’a pas échappé et un jour je me suis accaparé l’endroit ! J’ai profité de la nuit. Un coup de génie ! Et depuis, me voilà, j’ai jamais bossé. Un vrai bon à rien ! (p. 94-95)

    *

    Comment je pourrais le dire ? Oui, ils ne sont pas méchants. Maman, tout le monde, ce sont plutôt de braves gens, je pense. Moi aussi, je suis un brave type, je ne ferais pas de mal à une mouche ! En tout cas, ils ne sont pas méchants, c’est sûr. Seulement, voilà… La famille, c’est une institution bizarre, vous ne croyez pas ? C’est un couple, un homme et une femme, autrement dit un mâle et une femelle. Ils s’accouplent, et pourquoi ? Pour laisser une descendance. Mais alors, tout le monde sans exception doit en laisser une, c’est ça ? Par exemple, moi, je suis un descendant de papa et maman, mais pour autant suis-je quelqu’un qui mérite de perpétuer la vie dans une génération suivante ? Pour élever un enfant comme moi dont il ne sait pas s’il le mérite ou pas, papa a sué sang et os, maman a dû vivre sous le même toit que mamie, avec qui elle n’avait aucun lien de sang et avec qui elle ne s’entendait pas. D’accord, mamie est morte jeune, mais elle a été obligée de prendre soin d’elle et à la fin, ça n’a pas été une partie de plaisir. Elle en a bavé, jusqu’à ce qu’elle meure. Une fois ça réglé, elle s’est mise au service du grand-père, qui n’a pas un caractère facile. Être une épouse, une mère, c’est se mettre au service des autres sans en attendre aucune contrepartie. Et tout ça, papa et maman le font pour une unique raison : laisser vaille que vaille derrière eux une descendance, c’est-à-dire moi, la génération suivante. Moi, ça me terrifie. (p. 121-122)

    — Hiroko Oyamada, le Trou (trad. Silvain Chupin)

    3 Décembre 2023
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