Renaud Jean

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  • Finalement, il fut décidé que je viendrais régulièrement à la clinique pour des séances d’étirement. La table de manipulation était d’une forme étrange. On aurait dit un instrument de torture de l’Europe du Moyen Âge, un matériel de théâtre en plein air d’avant-garde, ou un dispositif d’incubation pour les œufs d’un oiseau d’espèce protégée.

    Tout d’abord, le corps était ceint d’un corset d’où pendaient un grand nombre de crochets métalliques. Dès que l’on s’était allongé sur le lit dans un cliquetis, l’infirmière arrivait pour attacher les poignets et les chevilles avec une ceinture. Comme elle serrait de toutes ses forces afin qu’il ne reste même pas un espace d’un millimètre, j’avais l’impression de recevoir un châtiment. Les crochets du corset étaient fixés à une poulie avec un cadran qui permettait d’en régler la force. J’avais commencé à quinze kilos, puis on avait augmenté d’un kilo par jour et maintenant j’étais arrivée à trente-deux, le maximum.

    À la fin, l’infirmière déposait une solide couverture métallique sur ma poitrine et quittait la pièce après avoir appuyé sur un bouton rouge.

    Sous mon dos il y avait alors un bruit continu de glouglou comme de l’eau qui bout et c’était très chaud. À tel point que je me demandais toujours si j’arriverais à le supporter. Je voulais essayer de demander de baisser la température, mais comme les infirmières, toutes très occupées, manifestaient régulièrement leur mauvaise humeur, je n’osais jamais. Et je finissais toujours par l’endurer jusqu’à la fin.

    L’instant que je redoutais le plus était celui où la poulie se mettait en marche. J’imaginais, alors qu’il n’y avait aucune raison à cela, ce qui se passerait si la traction opérée sur mon bassin ne s’arrêtait pas. J’avais vraiment l’impression d’être à la torture. Le supplice du feu et de la roue.

    La poulie tirait lentement sur les crochets. La ceinture s’incrustait dans mes flancs, le corset appuyait sur mes reins. La machine grinçait çà et là comme si elle était mal entretenue. La force augmentait de plus en plus. Je cherchais en vain à l’intérieur de mon corps un endroit libre. La couverture m’immobilisait, je ne pouvais même pas cligner des yeux. Et pendant ce temps-là, l’eau continuait à bouillir.

    Alors je me résignais à fermer les yeux. Je sentais bien que ma colonne vertébrale s’étirait. Les fibres musculaires se déchiraient, les ligaments se contractaient, les disques intervertébraux ressortaient, la moelle coulait et finalement mon squelette se désintégrait en mille morceaux. Les os, comme les perles d’un collier cassé, s’éparpillaient sur le sol. Leur bruit sec, la sensation d’éclatement se distinguaient nettement. Le pire, c’est que ce n’était pas désagréable. C’était même presque extatique. Je trouvais amusante l’idée de pouvoir ramasser les os de ma colonne vertébrale en miettes, vérifier qu’ils étaient chauds, sentir leur odeur, les regarder en transparence à travers la lumière.

    Encore un peu. Quand la poulie aurait progressé de quelques centimètres, tout ce qui arrimait mon corps se détacherait. Encore un peu. Un tout petit peu. Je serrais fort les paupières en attendant cet instant-là.

    Mais au moment limite où je ne pouvais plus le supporter, la poulie se mettait à tourner dans l’autre sens. Les ferrures se relâchaient, le grincement s’arrêtait. Et cela se répétait pendant vingt minutes.

    Quand on m’enlevait la couverture, je promenais mon regard sur mon corps. Mes bras, mes jambes, mes reins et mon dos étaient solidement arrimés. Rien n’était relâché, rien n’était dispersé. C’était comme si j’étais enfermée de telle sorte que je ne puisse pas m’enfuir. Et je devenais un peu triste.

    — Yōko Ogawa, la Petite Pièce hexagonale (trad. Rose-Marie Makino-Fayolle)

    1 août 2023
  • Le lac, avec ses barques illuminées et ses montagnes piquées de maisons où brûlaient encore des lampes, se déployait dans la nuit comme une immense carte postale à prétentions artistiques. Il sortit sur le balcon et regarda.

    Il comprit bien que ce n’était qu’un coin du monde. Derrière ces montagnes, il y avait d’autres plaines, d’autres pays, d’autres chambres, d’autres hommes hésitant au bord du lit où une femme va se donner pour la première fois ; d’autres qui s’accoudent à une fenêtre, ayant enfin pris sur eux de s’arracher à leur chair, et comprennent tout à coup que le bonheur n’est pas au fond d’un corps. Il se sentait une étrange fraternité pour ces hommes, accoudés à ce même moment à des fenêtres ouvertes sur la nuit, comme au rebord d’un promontoire d’où l’on ne peut pas se lancer. Car on ne navigue pas sur la nuit. Les hommes et les femmes vont et viennent, dans un espace qu’ils ont créé, encadré de leurs maisons et de leurs meubles, et qui n’a plus rien de commun avec ce qu’était l’univers. Leur espace, ils le transportent avec eux, où qu’ils aillent, et, parce qu’il plaisait à des gens, ce soir-là, de voguer sur le lac dans des barques illuminées, le Léman semblait n’être que le promontoire de couples. Et cependant il existait. Il existait par lui-même, indifférent à tous les rapports qu’on découvre entre lui et l’homme, et Georges comprenait, avec une émotion qui le menait au bord des larmes, que la beauté de ce paysage galvaudé consistait précisément à résister à toutes les interprétations qu’en donne ce qui passe, à se contenter d’être et, quelque effort qu’on fît pour l’atteindre, à demeurer ailleurs.

    Était-il possible que, depuis si longtemps qu’ils y pensent, les hommes n’eussent pas compris que la beauté est incommunicable, et que les êtres, pas plus que les choses, ne se pénètrent pas ? Ils voguaient, sur ce lac assez clément pour être calme, dans ces barques illuminées qui gâtent la nuit, et ils se vantaient d’être heureux. Ils ne souffraient pas de l’idée que ce lac, fermé de toutes parts, n’offre aucune issue vers ailleurs ; ils seraient satisfaits de tourner éternellement au pied de ces montagnes qui leur cachent quelque chose. Pas un n’essayait de se glisser par l’étroite fissure du Rhône, qui n’était à cette heure qu’une coulée plus liquide de nuit. On leur avait dit, une fois pour toutes, que le Rhône n’était pas navigable ; même s’il l’était, ils n’en auraient pas eu peur. Ces gens savaient que les fleuves, comme les routes, ne conduisent jamais qu’à des endroits prévus, repérés sur les cartes, et dont chacun n’est que la continuation d’un autre. Ils n’éprouvaient ni l’effroi ni le désir de se trouver ailleurs, et peut-être il n’existe pas d’ailleurs, comme il n’existe pas d’issue. Il n’y a que des hommes et des femmes qui tournent dans un cirque infranchissable, sur un lac dont ils n’effleurent que la surface, et sous un ciel qui leur est fermé.

    Georges se souvint d’avoir lu, dans un traité de géologie, dont pendant un instant il chercha douloureusement le nom, que cette gorge de montagne, où s’amassaient depuis des siècles les alluvions des torrents et du fleuve, serait un jour comblée jusqu’à n’être qu’une plaine, et l’idée que cette beauté était périssable le consola de n’être qu’un vivant.

    — Marguerite Yourcenar, le Premier Soir

    30 juillet 2023
  • Aujourd’hui nous souffrons en silence, sans avoir le droit de l’avouer, et c’est cela qui est insupportable.

    — Jérôme Baccelli, Aujourd’hui l’abîme

    25 juillet 2023
  • À l’intérieur se trouvait un nombre considérable de piles, tantôt ordinaires, tantôt rechargeables, attachées deux par deux par des élastiques dont dépassaient des Post-it manuscrits. J’en ai déplié quelques-uns avant de comprendre qu’il s’agissait, pour chaque couple, de la date de leur début de vie et de la date de leur mort. Tous étaient datés de l’année qui venait de s’écouler. Au revers d’un des couvercles, sur une feuille pliée en quatre, un tableau soigneusement tracé à la règle et au crayon à papier résumait les données. C’était une petite étude comparative, tout ce qu’il y a de plus sérieux, avec des dates, des prix, des couleurs de Stabilo plus vives pour les marques les plus performantes et, dans la case « remarques », au bout de chaque ligne, les différences entre la capacité déclarée sur l’emballage et la durée de vie réelle des batteries.

    J’ai été prise de vertige : voilà donc à quoi mon père, qui venait de mourir et à qui je parlais à haute voix sans même m’en apercevoir, avait entre autres occupé son esprit les derniers mois de sa vie. Certes, c’était plus élaboré que d’apprendre le Bottin ou de compter les voitures mais ça puait quand même un peu la réclusion et le désespoir. Quoique, au fond, je comprenais très bien pourquoi il avait fait ça. D’abord, j’imaginais qu’il devait vraiment être agacé d’avoir sans cesse à renouveler ces petits machins cylindriques hors de prix qui devaient le lâcher aux moments les moins opportuns, par exemple quand il était seul avec ses angoisses, à 22h30 devant une télé refusant d’obéir aux ordres faiblards d’une télécommande déchargée. Ensuite, cet ultime effort de discipline comptable avait une utilité : il était complémentaire des mots croisés et autres opérations mentales censées garder les synapses souples et les idées claires. Ça avait toujours été important pour lui, comme ça l’était pour moi, d’entretenir cette agilité qui faisait le sel de nos échanges et qui lui donnait toujours quelques minutes d’avance sur les autres. Mais surtout, en relisant les données, j’étais certaine que la dimension métaphorique de son geste ne lui avait pas échappé et que j’avais peut-être sous les yeux la forme qu’il avait trouvée pour exprimer le fait que désormais, le temps lui était compté et que tous les paris étaient bons à prendre. Alors, devant ce tableau fou et ces cercueils de piles épitaphés qui ressemblaient un peu à l’œuvre d’un dément, j’ai cru mourir d’amour et de mélancolie. Une dernière fois, je l’ai admiré pour son esprit original et si mal compris, pour l’élégante précision de ses idées, pour son entêtement insensé à ne s’être jamais autorisé que ça alors qu’il avait tant d’ampleur et pour m’avoir appris à être sensible à la poésie que dégagent les choses modestes.

    — Anne Pauly, Avant que j’oublie

    19 juillet 2023
  • Comment parvenaient-ils à inspirer un tel respect, ces professeurs d’anglais ? Comparés à ceux qui enseignaient la physique ou la biologie, que connaissaient-ils réellement du monde ? A mes yeux, et pas seulement aux miens, ils semblaient connaître exactement ce qui méritait le plus d’être connu. À la différence de nos professeurs de mathématiques ou de sciences qui se limitaient modestement à leur matière, ils cherchaient l’universalité. Bien qu’adeptes de l’analyse, ils n’auraient jamais laissé un poème ou un roman en lambeaux, telle une grenouille disséquée puant le formol. Ils les auraient recousus d’histoire et de psychologie, de philosophie, de religion et même, parfois, de science. Sans nourrir votre désir supposé de vous identifier au héros d’un roman, ils parvenaient à vous donner le sentiment que ce qui comptait pour l’écrivain n’était pas sans conséquences, aussi, pour vous.

    — Tobias Wolff, Portrait de classe (trad. Elisabeth Peellaert)

    16 juillet 2023
  • Votre rapport d’unité de travail est en baisse constante. La charte d’évaluation de l’entreprise le constate point par point. Vous préférez travailler seul alors que votre mission exige une interaction accrue au sein de l’équipe de gestion. Au fil des mois, nous avons noté chez vous une forte tendance à ignorer les conseils des autres. La grosse dame continue d’émettre de petits cris d’oiseau. Lors des réunions hebdomadaires, vous exprimez des idées en contradiction systématique avec l’ensemble du groupe. Vos décisions semblent affecter ceux qui vous côtoient de façon négative. Certains de vos collègues se sont plaints à la direction. Les procédures enclenchées de votre propre chef paraissent incompatibles avec les objectifs visés. À la lecture croisée d’autres rapports, votre axiome de fonctionnement actuel constitue un levier de distorsion susceptible de démobiliser d’autres ressources.

    La chargée de mission aux cheveux de poupée sort du dossier une fiche où figure un arbre peint en aplats. Elle me montre le dessin qu’elle tapote du doigt. Regardez. Les racines ci-dessous représentent votre degré d’énergie continue. Le dessin montre parfaitement qu’elles sont atrophiées. Elles ne vont pas puiser au plus profond de vous-même. Leur teinte marron pâle indique un déficit de persévérance de votre action-réseau. Vous vous épuisez vite. Le tronc paraît solide mais il manque de flexibilité. L’écorce ligneuse confirme une préférence marquée pour un travail solitaire où la routine est constante. Voici les fruits. Ils symbolisent votre contribution personnelle à la croissance de l’entreprise. Je remarque aussitôt qu’ils sont peu nombreux. Ils ont l’apparence de figues chétives alors que l’image de l’arbre s’apparente plutôt à celle d’un banal pommier. La chargée de mission continue sa démonstration en soulignant l’atrophie des feuilles, le rachitisme de la frondaison. Elle conclut en posant le carton peint devant mes yeux : votre arbre de vie manque de richesse, de générosité. Les abscisses qui soulignent le schéma montrent à l’évidence que vos curseurs sont dans le rouge.

    — Philippe Lafitte, Un monde parfait

    5 juillet 2023
  • Selon le diagnostic du médecin arrivé sur les lieux avec les premiers secours, la chute d’un corps du huitième étage est généralement fatale. La voix grave au parfum aigre insiste pour joindre la douleur de l’entreprise à celle de la famille du défunt. Tout en considérant que cet incident aura eu le mérite de nous ouvrir les yeux. De permettre de souffler un instant pour faire face aux impondérables. De prendre le temps nécessaire à la redéfinition des vecteurs de communication-ressource à l’intérieur du groupe de manière à accompagner les valeurs humaines qui doivent, au-delà d’une compétitivité accrue par le cercle vertueux de la croissance, rester celles de la solidarité au service de l’entreprise. Esprit de groupe qui contribuera, en tant que valeur d’exemple, à financer l’achat d’une couronne mortuaire sur laquelle sera agrafée, en discret hommage collégial, cette carte de condoléances que vous aurez le devoir comme nous tous je crois de parapher en hommage posthume à votre collègue de travail. Il va sans dire que la condamnation définitive des fenêtres de l’immeuble sera effectuée dans les plus brefs délais, après délibération du comité de direction bien sûr. Notre mission est délicate mais nous nous y tiendrons. Mieux : nous maintiendrons plus que jamais la cohésion au sein du groupe de travail. Sans jamais perdre de vue que notre vision est une démarche de qualité totale. Malgré les circonstances douloureuses, nous resterons fidèles aux convictions qui nous ont toujours permis d’aller de l’avant. Donnons dès aujourd’hui la priorité aux priorités de demain. Demeurons proactifs. Tout en ouvrant le débat sur les conditions de travail qui nous permettent de perpétuer contre vents et marées l’esprit d’équipe d’une entreprise qui gagne. Veuillez signer ici. Après une minute de silence j’inscris les éléments de notre contribution sur le bord de la carte. Je la remets avec précaution aux mains qui pianotent en face de nous.

    — Philippe Lafitte, Un monde parfait

    5 juillet 2023
  • Mais dès que le beau temps revenait et que les rayons du soleil, filtrant à travers les fenêtres de son sous-sol, se chargeaient de pollen, sitôt que les cendriers en fer-blanc exhalaient la puanteur de tout un hiver de nicotine et de contemplation, les failles de son univers solitaire et besogneux éclataient au grand jour, même à ses yeux. Elle avait beau affectionner ces pauvres vieux objets que d’autres avaient déjà aimés, ces documents abîmés, ces souvenirs lourds de passé, quand elle apercevait ses bras pâles, d’un gris limace, et ses doigts tachés de très vieille encre, quand les bouts de papier punaisés sur ses tableaux d’affichage se recroquevillaient et ne présentaient plus aucun intérêt, quand elle constatait que ses yeux n’arrivaient plus à s’habituer à la lumière, elle en éprouvait toujours de la honte, car l’image de la « belle vie » dont s’était autrefois imprégnée son âme était aux antipodes de tout cela, et elle en souffrait. (p. 12-13)

    *

    Où donc étais-je ? songea-t-elle. Une vie d’absence est-elle une vie ?

    Depuis quelque temps, ça n’allait pas. Ce n’était rien de précis ; il lui semblait plutôt que la vie en général s’en prenait à elle. Tout tournait à la grisaille. Au début, elle s’était complu dans l’isolement érudit de son travail, elle avait apprécié qu’il l’abrite des vulgarités du monde, mais cinq ans de ce régime l’avaient exagérément vieillie, autant que les papiers jaunis qu’elle manipulait à longueur de journée. Lorsque, très rarement, elle levait les yeux du passé pour observer le présent, celui-ci s’estompait, plus fuyant qu’un mirage. Bien qu’elle en ait discuté avec le directeur, qui avait minimisé la chose, disant que son état d’esprit était un risque du métier, elle se refusait à admettre que la seule vie qui lui ait été donnée dût être vécue de cette façon. (p. 23-24)

    — Marian Engel, Ours (trad. Marie Josée Thériault)

    4 juillet 2023
  • Un jour de mars, quelques semaines après avoir suivi dans l’hébétude le cercueil de sa mère, Philippe Bohême se promenait à Paris, le col du pardessus relevé, les mains froides au fond des poches. Le vent invisible et glacé remuait une pluie fine et violente qui venait de toutes parts, agitait les flaques boueuses, déchirait les lambeaux d’affiches le long des échafaudages et semait une sorte de détresse dans une ville inodore et lavée. Le ciel bas, gonflé de gouttes, tirait sur le fauve. Par files noires et molles, des passants quinteux et aigres faisaient des gestes inutiles aux voitures. On eût dit qu’il était dans le dessein de chacun de renoncer à la vie. Mêlé par son manque d’énergie à ce morne et amer désordre, secoué comme une branche, Bohême se réhabituait à une allure générale par petits goûts, par petites peines, et revenait à l’existence par l’hiver. Il y avait un peu de tout en lui ; le désir, le regret, les remords, l’accablement et le désespoir lui pétrissaient une âme triste qui le portait lui-même à la pitié. Ses pas ne le conduisaient nulle part, bien qu’il se fût résolu à sonner à quelques portes. Une éloquence intérieure et nébuleuse le barbouillait de chagrin. Il se disait qu’il n’était plus bon à rien et n’en finissait pas de gémir au spectacle misérable que son imagination sans contrôle déroulait dans la tragédie qu’il se jouait. « Et si je supprimais une chose énorme de ma vie ? mais laquelle ? Si j’émondais mon passé jusqu’à devenir clair et vierge. Mais par où commencer ? Ceux qui enseignent que l’on peut oublier, se laver, se nettoyer, n’ont eu que des passions heureuses. » Et il continuait à errer, en poussant son vagabondage le long des vitrines et des portes cochères où des groupes compacts se tenaient à couvert de la pluie. Il ne savait si c’était encore l’après-midi ou déjà le soir. Quelques pales lumières délayées dans le temps et les gammes des enseignes qui dégringolaient les rues en pente, emmenaient vers l’indécision le regard embarrassé. Pour la première fois de sa vie, il percevait nettement et de façon poignante l’hostilité d’une ville. Les formes, les éclairages, les monuments, les places, les salles de spectacle, le commerce, la circulation, tout ce qui fait enfin le tumulte et la solidité d’une cité le repoussait et le renvoyait.

    — André Beucler, le Mauvais Sort

    30 juin 2023
  • Quand Monsieur Ladmiral se plaignait de vieillir c’était en regardant l’interlocuteur bien en face, et sur un ton provocant, qui semblait appeler la contradiction. Ceux qui le connaissaient mal s’y trompaient et répondaient poliment, comme on fait toujours, que Monsieur Ladmiral se faisait des idées, qu’il était encore gaillard et qu’il enterrerait tout le monde. Alors Monsieur Ladmiral se fâchait et citait ses preuves : il ne pouvait plus travailler à la lampe, il se relevait la nuit jusqu’à des quatre fois, il avait les reins brisés quand il avait scié du bois et puis enfin, personne ne pouvait rien répondre à cela, il avait plus de soixante-dix ans. Ce dernier argument était destiné à clouer le bec aux plus optimistes et le leur clouait d’autant mieux que Monsieur Ladmiral, non seulement avait plus de soixante-dix ans, mais en avait bel et bien soixante-seize. Mieux valait donc ne pas chercher à le contredire quand il se plaignait de vieillir. Et puis, pourquoi lui refuser ses derniers plaisirs ? Ça l’ennuyait de vieillir, mais ça le consolait un peu de se plaindre. En effet, Monsieur Ladmiral vieillissait beaucoup, et de plus en plus vite. La vieillesse, c’est une pente très douce mais, même au bout d’une pente très douce, les cailloux finissent par aller terriblement vite.

    Il fallait, naturellement, se garder d’abonder avec trop de chaleur dans le sens de Monsieur Ladmiral. Il réservait à soi seul le droit de dire qu’il vieillissait et, en réalité, faisait de grands efforts, mais vains, pour tenter de cacher cette vérité pénible, pénible surtout pour lui, et que, du reste, il ne cachait guère qu’à lui-même. Et encore, au prix de quels mensonges ! Quand il avait quitté Paris, dix ans plus tôt, pour venir habiter à Saint-Ange-des-Bois, Monsieur Ladmiral avait fait savoir, pour vanter la maison qu’il achetait, qu’elle était à huit minutes de la gare. C’était presque vrai à cette époque. Par la suite, et à mesure que Monsieur Ladmiral vieillissait, la maison avait été à dix minutes, puis à un bon quart d’heure de la gare. Monsieur Ladmiral n’avait constaté ce phénomène que très lentement, n’avait jamais su l’expliquer et, pour mieux dire, ne l’avait jamais admis. Il était entendu qu’il habitait toujours à huit minutes de la gare, ce qui n’était pas fait pour simplifier la vie ; il fallait jouer avec les pendules, faire de faux calculs, prétendre que l’horloge de la gare avançait, ou que l’heure du train avait été changée sournoisement ; Monsieur Ladmiral, dans le temps où il allait encore à Paris, avait même manqué des trains, héroïquement, pour qu’il ne fût pas dit qu’il habitait à plus de huit minutes de la gare.

    — Pierre Bost, Monsieur Ladmiral va bientôt mourir

    18 juin 2023
  • George Saunders: On the Tricks of the Writing Process

    18 juin 2023
  • Il est un conte qui touche de très près au vif de l’existence : celui de ce moine qui traverse une forêt, entend un oiseau chanter, l’écoute un bref instant et se trouve à son retour étranger à la porte de son couvent, car il a été en fait absent cinquante années et, parmi tous ses camarades qui ont survécu, un seul le reconnaît. Cet oiseau ne chante pas seulement dans les forêts, même s’il en est peut-être natif. Il chante dans les endroits les plus misérables. L’avare l’entend, et sourit, et les jours pour lui ne sont plus que des instants. […] Toute vie qui n’est pas purement mécanique est tissée de deux fils : la recherche de cet oiseau, et son écoute. Et c’est simplement cela qui rend la vie si difficile à évaluer, et les délices de chacun d’entre nous si incommunicables. La simple connaissance de ce fait, un seul souvenir de ces instants où l’oiseau chanta pour nous, suffisent à nous remplir d’étonnement quand nous tournons les pages d’un écrivain « réaliste ». Là, c’est certain, nous trouvons une image de la vie – mais pour autant qu’elle est faite de boue et de craintes mesquines, dont le souvenir nous fait honte, et que nous aimerions mieux oublier : de la note de ce rossignol effaceur de temps, nous ne saurons rien.

    Le cas de ces romanciers est pour le moins curieux. Ils ont été enfants, jeunes gens ; ils ont langui sous la fenêtre de la bien-aimée, qui à ce moment-là écrivait probablement à quelqu’un d’autre ; ils se sont assis devant une page blanche, et se sont sentis pleins d’une poésie contenue, dont pas un vers ne consentait à sortir ; ils se sont promenés dans les bois, ils ont marché dans des grandes villes, sous d’innombrables lampadaires ; ils ont pris la mer, ils ont haï, ils ont eu peur, ils ont rêvé de poignarder un homme et l’ont peut-être fait ; le goût sauvage de la vie a excité leur palais. Ou, si vous leur déniez tout cela, au moins ont-ils pleinement goûté un plaisir – leurs livres sont là pour le prouver –, celui d’une composition littéraire réussie. Et pourtant ils remplissent le globe de volumes dont l’habileté, certes, fait mon admiration, mais dont la fausseté flagrante sur tout ce qui pour moi est l’existence me fait trembler de colère. Si je n’avais pas d’autres perspectives que de continuer à tourner en rond parmi ces petites affaires ennuyeuses et mesquines, d’être mû par les piètres espoirs et les craintes dont ils entourent et animent leurs héros, j’affirme que je mourrais sur l’heure. Mais jamais un moment, pour moi, n’a passé de manière aussi ennuyeuse et si je devais perdre mon temps à attendre dans une gare de chemin de fer je pourrais égrener quelques souvenirs à côté desquels la totalité d’un de ces romans paraîtrait bon pour le rebut.

    — Robert Louis Stevenson, « Les porteurs de lanternes », Essais sur l’art de la fiction (trad. France-Marie Watkins et Michel Le Bris)

    18 juin 2023
  • Un revenu « éminemment respectable », c’est la somme qu’un homme dépense. Un revenu fastueux, ou la vraie opulence, c’est plus qu’un homme dépense. Augmentez le revenu, ou diminuez les dépenses, mon cher monsieur, aussi étonnant que cela puisse paraître, donne le même résultat. Mais je vous entends déjà me rappeler, en pinçant les lèvres, les privations et les duretés de l’existence. Hélas ! monsieur, il y a des privations des deux côtés. Le banquier doit passer toute la journée assis dans sa banque – n’est-ce pas là une privation ? Et ne pouvez-vous concevoir que le peintre de paysage, que j’estime être le plus pauvre et le plus perdu parmi ses contemporains, ne préfère pas les privations qu’implique sa profession – ne pas porter de gants, boire de la bière, vivre de côtes de porc ou même uniquement de pommes de terre et, enfin, ne pas être « l’un des nôtres » – qu’il ne préfère pas, volontiers et sincèrement, ses privations à celles du banquier ? Pour ma part, je le puis fort bien. Oui, monsieur, je le répète, je peux le concevoir. Croyez-moi, il y a bien des rivières en Bohême ! Mais il n’est rien de plus difficile à graver dans leur esprit que ceci : l’argent, quand ils en ont, n’est pour la plupart d’entre eux qu’un chèque pour s’acheter du plaisir. Mais que se passe-t-il quand un homme trouve son plaisir dans la pratique d’un art ? Peut-être pourrait-il gagner plus de chèques en en pratiquant un autre ; mais la quantité de plaisir n’en resterait pas moins la même. En somme, il en obtient une partie directement : contrairement à l’employé de banque, les quinze jours de vacances où il peut faire ce qui lui plaît durent toute l’année !

    — Robert Louis Stevenson, « Le choix d’une profession », Essais sur l’art de la fiction (trad. France-Marie Watkins et Michel Le Bris)

    18 juin 2023
  • Quel spectre monstrueux est donc cet homme, cette maladie de la poussière agglutinée, qui soulève un pied après l’autre ou gît, abruti de sommeil ; qui tue ; qui se nourrit ; qui grandit et engendre des copies en réduction de lui-même ; couvert de cheveux tel de l’herbe, avec dans sa figure des yeux qui bougent, et brillent, de quoi faire hurler les enfants – et pourtant, regardé de plus près, connu tel que ses semblables peuvent le connaître, comme ses attributs demeurent étonnants ! Pauvre diable, sur terre pour si peu de temps, jeté parmi tant de malheurs, plein de désirs immenses et contradictoires, assailli sauvagement de toutes parts, sauvagement rabaissé, irrémédiablement condamné à faire sa proie de la vie du prochain, qui pourrait lui reprocher de n’avoir fait qu’un avec sa destinée, d’être resté un être tout simplement barbare ? Et au lieu de cela, nous le contemplons, et nous le découvrons rempli de vertus imparfaites : infiniment puéril, admirable de vaillance, souvent, et souvent d’une bonté touchante, assis dans sa vie brève, pour débattre et du bien et du mal et des attributs de la divinité, se battant pour un œuf, mourant pour une idée, choisissant ses amis et son conjoint avec une cordiale affection, mettant ses petits au monde dans la douleur, et les élevant avec une patiente sollicitude. Et puis, au cœur de ce mystère une pensée bizarre qui touche à la démence : la pensée du devoir, l’idée d’une chose qu’il doit à lui-même, à son voisin, à son Dieu ; un idéal de décence, auquel il s’élèverait, si c’était possible ; une limite à la honte au-dessous de laquelle, si c’était possible, il ne s’abaisserait pas. Le dessein de la plupart des hommes est d’abord un dessein de conformité.

    — Robert Louis Stevenson, « Pulvis et umbra », Essais sur l’art de la fiction (trad. France-Marie Watkins et Michel Le Bris)

    18 juin 2023
  • À dire vrai, les sujets [de conversation] sont rares – et dans la mesure où ils sont abordables, plus de la moitié d’entre eux peuvent se réduire à trois : que je suis « moi », que tu es « toi » et qu’il y a d’autres personnes dont il est vaguement entendu qu’elles ne sont pas les mêmes que nous.

    — Robert Louis Stevenson, « Causerie et causeurs », Essais sur l’art de la fiction (trad. France-Marie Watkins et Michel Le Bris)

    15 juin 2023
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