Conversation n. Foire où chacun propose ses petits articles mentaux, chaque exposant étant trop préoccupé par l’arrangement de ses propres marchandises pour s’intéresser à celles de ses voisins.
Ermite n. Personne dont les vices et les folies ne sont pas sociables.
Frontières n. En géographie politique, ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l’une des droits imaginaires de l’autre.
Je est le premier mot du langage, la première pensée de l’esprit, le premier objet de l’affection. C’est en grammaire le pronom de la première personne. On nous raconte que son pluriel est nous, mais le fait qu’il puisse y avoir plus qu’un seul moi-même est sans doute plus clair pour les grammairiens que pour l’auteur de cet incomparable dictionnaire. L’idée de deux « moi-même » est malaisée, même si elle est attrayante. […]
Longévité n. Prolongation inconfortable de la peur de la mort.
Molécule n. Particule ultime et indivisible de la matière. Elle doit se distinguer du corpuscule, autre particule ultime et indivisible de la matière, par une assez grande ressemblance avec l’atome, qui est également une particule ultime et indivisible de la matière. Il existe trois grandes théories scientifiques de la structure de l’univers, la moléculaire, la corpusculaire et l’atomique. Une quatrième affirme, avec Hæckel, la condensation ou la précipitation de la matière à partir de l’éther – dont l’existence est prouvée par la condensation ou la précipitation. La direction actuelle de la pensée scientifique s’engage dans la théorie des ions. L’ion diffère de la molécule, du corpuscule et de l’atome par le fait que c’est un ion. […]
Novembre n. Le onze douzième d’une lassitude.
Passé n. Partie de l’Éternité avec des fractions de laquelle nous possédons quelques regrettables accointances. Une ligne mouvante appelée le Présent la sépare d’une période imaginaire appelée le Futur. Ces deux grandes divisions de l’Éternité, la première étant constamment en train d’effacer la seconde, sont parfaitement dissemblables. La première est assombrie de chagrins et de déceptions, la seconde illuminée de joie et de prospérité. Le Passé est la région des sanglots, le Futur est le royaume des chansons. Dans l’une se tapit la Mémoire, vêtue de sacs et de cendres, marmonnant des prières ; dans la clarté de l’autre, l’Espoir vole dans le ciel au-dessus des temples du succès et des demeures du bien-être. Pourtant, le Passé est le Futur d’hier, le Futur le Passé de demain. Ils ne font qu’un – la connaissance et le rêve.
Philosophie n. Route comportant de nombreuses voies et qui s’étend de nulle part à rien.
Politique n. Lutte d’intérêts déguisés en débat de grands principes. Conduite d’affaires publiques pour un avantage privé.
Route n. Ruban de terre au long duquel on peut cheminer depuis l’endroit où l’on s’ennuie jusqu’à l’endroit où il est futile d’aller.
Téléphone n. Invention du diable qui annule quelques-uns des avantages à maintenir une personne désagréable à distance.
Vote n. Acte et symbole du droit d’un homme libre de faire de lui-même un sot et de son pays un chaos.
— Ambrose Bierce, le Dictionnaire du Diable (trad. Bernard Sallé)