Cet impossible personnage qu’on est. Quelle bêtise d’être soi-même. Quelle inévitable imposture, d’être qui que ce soit !
— Philip Roth, la Bête qui meurt (trad. Josée Kamoun)
Cet impossible personnage qu’on est. Quelle bêtise d’être soi-même. Quelle inévitable imposture, d’être qui que ce soit !
— Philip Roth, la Bête qui meurt (trad. Josée Kamoun)
J’avais passé ces onze dernières années seul dans une petite maison perdue en bordure d’un chemin de terre au fin fond de la campagne, ayant pris la décision de vivre loin de tout, deux ans environ avant le moment où l’on avait diagnostiqué mon cancer. Je vois peu de gens. Depuis la mort, il y a un an, de mon voisin et ami Larry Hollis, il peut se passer deux ou trois jours sans que je parle à qui que ce soit, à part la femme de ménage qui vient une fois par semaine et son mari qui est mon homme à tout faire. Je n’accepte pas d’invitations à dîner, je ne vais pas au cinéma, je ne regarde pas la télévision, je n’ai pas de téléphone portable, pas de magnétoscope, pas de lecteur de DVD, pas d’ordinateur. Je continue à vivre à l’âge de la machine à écrire, et je n’ai pas idée de ce que peut être la Toile mondiale. Je ne prends plus la peine de voter. Je passe la plus grande partie de la journée à écrire, souvent jusque tard dans la nuit. Je lis, principalement les livres que j’ai découverts lorsque j’étais étudiant, les chefs-d’œuvre littéraires dont l’emprise sur moi est toujours aussi forte et parfois même plus encore que lors de la révélation initiale. Récemment, j’ai relu Joseph Conrad pour la première fois depuis cinquante ans, en tout dernier lieu La Ligne d’ombre que j’avais emportée avec moi à New York afin de la parcourir une fois de plus, l’ayant lue d’une traite pas plus tard que l’autre soir. J’écoute de la musique, je me promène dans les bois, quand il fait chaud je me baigne dans mon petit étang, dont la température, même en été, n’atteint jamais plus de vingt degrés. […]
Une ou deux fois par semaine, je descends de mes collines et je vais à Athena, à treize kilomètres, pour faire mes courses, aller au pressing, parfois déjeuner en ville ou acheter une paire de chaussettes, m’offrir une bouteille de vin ou faire un tour à la bibliothèque de l’université d’Athena. Tanglewood n’est pas loin, et je m’y rends en voiture une dizaine de fois par été pour assister à un concert. Je ne donne pas de lectures publiques, pas de conférences, pas de cours à l’université, je ne passe pas à la télé. Quand mes livres sont publiés, je reste dans mon coin. J’écris tous les jours de la semaine, à part ça, je me tais. Je suis tenté par l’idée de ne rien publier du tout — en somme, ce qui m’importe, n’est-ce pas le travail et le fait même de travailler ?
— Philip Roth, Exit le fantôme (trad. Marie-Claire Pasquier)
Écrire, c’est avoir tout le temps tort. Tous vos brouillons racontent l’histoire de vos échecs. Je n’ai plus l’énergie de la frustration, plus la force de m’y confronter. Car écrire, c’est être frustré : on passe son temps à écrire le mauvais mot, la mauvaise phrase, la mauvaise histoire. On se trompe sans cesse, on échoue sans cesse, et on doit vivre ainsi dans une frustration perpétuelle. On passe son temps à se dire : ça, ça ne va pas, il faut recommencer ; ça, ça ne va pas non plus, et on recommence. Je suis fatigué de tout ce travail. Je traverse un temps différent de ma vie : j’ai perdu toute forme de fanatisme. Et je n’en ressens aucune mélancolie.
« Elle n’est même pas fichue d’acheter un cantaloup », dit-il d’un ton dégoûté au téléphone un matin et, comme j’en avais déjà entendu plus qu’assez sur l’inépuisable sujet des choses que Lil était incapable de faire, je répondis : « Écoute, un cantaloup, ce n’est pas facile à acheter, peut-être même, à bien y réfléchir, rien n’est-il plus difficile à acheter. Un cantaloup n’est pas une pomme, tu sais, l’aspect extérieur ne renseigne pas sur ce qu’il y a dedans. J’achèterais plus volontiers une voiture qu’un cantaloup, j’achèterais plus volontiers une maison qu’un cantaloup. Si une fois sur dix, je ressors d’un magasin avec un cantaloup convenable, je considère que j’ai eu de la veine. Je le sens, je le renifle, j’appuie avec le pouce sur les deux extrémités, j’en renifle un autre, j’appuie aussi dessus avec mon pouce — et je peux continuer ainsi avec huit, neuf, dix cantaloups avant de fixer finalement mon choix, et celui-là, je le rapporte à la maison, nous le découpons pour le dîner, mais voilà, la chose est insipide et dure comme la pierre. Laisse-moi te dire une chose en fait d’erreurs dans le choix d’un cantaloup : nous en commettons tous. Nous ne sommes pas faits pour acheter des cantaloups. Sois gentil, Herm, fiche-lui donc la paix à cette femme, acheter un cantaloup merdique ce n’est pas uniquement un défaut propre à Lil, c’est un défaut propre au genre humain. Tu t’acharnes à la persécuter pour une chose qu’un pour cent des êtres humains, peut-être, est capable de faire comme il faut : et encore, pour la moitié d’entre eux, c’est probablement une question de flair.
— En fait, dit-il d’un ton hésitant, quelque peu désarçonné par ma minutie, le cantaloup n’est que la partie émergée de l’iceberg… » Mais pour l’heure, il s’abstint de se plaindre davantage de Lil.
— Philip Roth, Patrimoine (trad. Marie-Thérèse Akar et Maurice Rambaud)